La musique pour s’écouter
Entretien avec Anthony Pecqueux, directeur du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain.
La musique a-t-elle une spécificité sociale par rapport à d’autres formes d’art ?
Anthony Pecqueux : Je ne le crois pas. En revanche, elle fait partie de ces arts qui à la fois se pratiquent et se « goûtent » à plusieurs, conduisant à se trouver d’emblée pris dans une communauté. C’est par exemple le cas de l’enregistrement en studio ou de l’écoute d’un concert. Mais la musique est aussi une chose dont on parle, dont on débat, c’est-à-dire qui entre dans des circulations sociales complexes, et même les crée pour partie.
Intervient-elle dans la construction de l’individu ?
Bien sûr, au même titre que d’autres pratiques culturelles et artistiques ou formes de socialisation. Les enquêtes menées en France montrent que la musique accompagne et contribue à la formation des identités. On écoute « moins jeune » ce que l’on aimait déjà « plus jeune ». Celles et ceux qui écoutent Johnny Hallyday à plus de soixante ans avaient tendance à en faire de même quand ils étaient adolescents. C’est aussi vrai de genres musicaux plus récents, et même pour le rap.
La musique instaure-t-elle des frontières sociales et économiques ?
Fort heureusement non, même si, statistiquement, les classes dites populaires écoutent plus de variétés et les classes dites supérieures, plus de musique classique. Mais dans les affaires humaines, la réalité est plus complexe qu’un agrégat de données. Une anecdote personnelle : en 2003, alors que je suis sur le point de soutenir ma thèse de sociologie sur la portée morale et politique du rap, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, cloue au pilori un groupe à succès, Sniper, en le qualifiant de « raciste » et « antisémite ». Deux ans plus tard, son successeur intente un procès au groupe pour avoir, lors d’un concert à Rouen, chanté certaines phrases de sa chanson La France, notamment : « Pour mission exterminer les ministres et les fachos ». Cette affaire illustre deux tendances persistantes : une méconnaissance du rap et un « sociologisme » de son traitement, au sens où il n’est lu qu’au travers des origines sociales, dont il serait un révélateur. Le groupe entier, jusqu’au DJ, qui n’a pourtant jamais écrit une ligne de rap, est indifféremment inculpé. Et quand, à la demande de la défense, je suis interrogé à la barre en tant qu’expert sociologue, la seule question qui m’est posée concerne la composition sociale du public des concerts de Sniper. Le ministère public se servira de ma réponse — une audience hétérogène — pour demander la relaxe. Car, selon son argumentation, cela signifie que tous les auditeurs ne vivent pas en propre les conditions sociales décrites dans la chanson comme étant la cause du désespoir conduisant à vouloir « exterminer les ministres et les fachos ». Du coup, on ne peut, comme le juge d’instruction l’avait estimé, retenir contre Sniper la charge d’avoir « directement provoqué à la commission d’atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité de la personne […] en incitant à blesser et à tuer les fonctionnaires de police et représentants de l’État ».
Ici, le « sociologisme » a fonctionné à l’envers : les enfants des beaux quartiers sont venus au secours des rappeurs…
Un de vos axes de recherche relie le son, le bruit, à la ville. Y aurait-il un lien associant la musique à la « cité » prise dans son sens premier ?
J’ai étudié comment nous cohabitons avec les sons dans un milieu urbain. Cela dit, je ne crois pas qu’il y ait une préséance urbaine en ce domaine – pas plus qu’en beaucoup d’autres. Comme l’a montré il y a plus d’un siècle le sociologue et philosophe allemand Georg Simmel, la ville concentre beaucoup de choses, en premier lieu de nombreux autres humains. Par là, elle nous confronte à une multitude de sollicitations sensorielles, notamment auditives, à l’égard desquelles nous avons appris à développer des mécanismes de réponse plus ou moins conscients et qu’il reste de première importance à analyser, à chercher à comprendre.
Par exemple ?
J’ai mené des enquêtes empiriques sur les « auditeurs-baladeurs », ces personnes qui écoutent de la musique à travers des oreillettes lors de leurs déplacements quotidiens. Je voulais comprendre s’ils s’enfermaient véritablement dans une « bulle » hermétique au reste de l’envi-
ronnement urbain ou s’ils manifestaient des formes de contact particulières avec ce dernier. C’est plutôt la
seconde option qui émerge de mes recherches…
Qu’en est-il de la musique à la campagne ?
Elle n’a plus de particularité, si ce n’est une tendance à vivre les sons environnants d’une manière différente sur le plan qualitatif. Avec des collègues, nous avons récemment enquêté en Isère dans la vallée du Vénéon, un torrent de montagne qui fait un bruit constant assez impressionnant. Sa « forme » de son s’apparente à celle d’une rocade urbaine ou au « ppppsssccchhhhtttt » de la télé. Pour autant, les riverains de ce cours d’eau ne vivent pas ce son négativement. Au contraire, ils parlent d’une « berceuse » – cela est aussi vrai, en partie, pour ceux qui habitent aux abords d’une rocade. Nos rapports aux sons restent en grande partie ambigus : nous n’avons pas fini de les comprendre. Mais si nos environnements sont loin d’être indifférents, ils ne constituent pas pour autant des éléments de différenciation stricte.
En quoi proposer des ateliers musicaux (chant, instruments…) s’inscrit-il dans la politique sociale d’une structure associative comme le CAES ?
Ces ateliers confrontent leurs participants à l’écoute de l’autre et à la coordination avec l’autre, que ce soit sur le plan vocal ou instrumental. Or, en ces temps où nous peinons à écouter l’autre, de telles activités sont de première importance et correspondent ainsi aux objectifs du CAES, en contribuant à la tolérance et au respect des autres.
Les bienfaits de la musique sont-ils un mythe ou, comme le dit le proverbe, adoucit-elle vraiment les mœurs ?
Dans l’absolu, j’espère qu’elle n’adoucit rien, qu’elle continue même à provoquer, à heurter parfois, bref qu’elle contribue à créer du débat, donc de la démocratie ! Ce proverbe est contre-productif si on le prend au pied de la lettre, comme une vérité générale valant de toute éternité – ce qui n’est pas la vocation d’un proverbe. Avec le rap, on s’est imaginé qu’il éloignait de la violence, ne serait-ce que parce que ses pratiquants s’entraînaient, au lieu de traîner dans la rue. J’ai montré qu’il en fallait plus, ou que le rap adoucissait les mœurs d’une façon différente et plus profonde : il met en avant le langage comme mode de coordination entre les humains. Il adoucit les mœurs non parce qu’il nous dit « faites du rap plutôt que la guerre », mais parce que, par son exercice même, il suggère que : « C’est en nous parlant (comme je le fais dans/par ce rap) que l’on peut parvenir à une meilleure société ».
Anthony Pecqueux a publié Le Rap (Le Cavalier bleu, 2009), Les Bruits de la ville (Seuil, revue Communications n° 90, 2012), Écologie sociale de l’oreille (avec Olivier Roueff : EHESS, 2009) et Écouter de la musique ensemble (Actes Sud, revue Cultures & musée n° 25, 2015).