Jean-Claude Risset, chercheur de sons

Publié le 18.08.2016 par Laurent Lefèvre

Jean-Claude Risset incarne la rencontre entre art, science et technologie. Grand Prix national de la musique en 1990 et Médaille d’or du CNRS en 1999, ce pionnier de l’informatique musicale réalise le vœu du compositeur Edgard Varèse, qui croyait au travail commun du compositeur et du physicien.

Étiez-vous destiné par votre double formation, scientifique et musicale (piano et composition), à ouvrir la voie aux sons
synthétisés par ordinateur ?

Jean-Claude Risset : De fait oui, mais ce n’était pas programmé, car je n’avais pas au départ la volonté de lier mon activité musicale et scientifique. Après l’École normale, je me destinais en principe à la physique. J’ai intégré un labo de physique « classique » qui étudiait la matière par résonance nucléaire, mais la musique était trop importante pour que je la laisse complètement de côté. J’ai annoncé au professeur Grivet, mon patron de l’époque, que je voulais changer de métier et faire de la musique. À ma grande surprise, car je pensais qu’il serait fou furieux, il m’a répondu : « C’est peut-être une idée :
explorez donc et regardez si vous pouvez trouver quelque chose. Joignez les deux activités ! ».

Et c’est comme cela que vous avez intégré les fameux Bell Laboratories, alors l’un des plus grands centres de recherche fondamentale au monde…

Je me suis renseigné et j’ai appris que ce laboratoire installé près de New York menait des expériences sur la synthèse des sons par ordinateur. J’y ai travaillé de 1964 à 1969(1) et c’est là que j’ai fait mes premières recherches sur la musique. C’était un terrain idéal : nous étions au tout début de la révolution numérique dans l’électronique, qui a tout changé en nous permettant d’avoir une représentation très précise du son.

Quels sons cherchiez-vous à synthétiser ?

Au début, nous avons essayé d’imiter les sons des instruments. Ce n’était pas notre objectif final, mais on ne savait vraiment pas comment obtenir des sons intéressants, car ceux que l’on produisait étaient assez pauvres. Nous pouvions imiter, plus ou moins mal, le piano ou la flûte, mais il y avait deux sons que l’on ne savait pas du tout reproduire : ceux du violon et les sons cuivrés de la trompette. En 1964, j’ai étudié cet instrument et je suis parvenu à l’imiter.

Êtes-vous l’inventeur des sons synthétisés de la trompette ?

L’inventeur, ce n’est pas le mot : le découvreur, peut-être ! Cela existait, mais j’ai été le premier à comprendre comment le son pouvait avoir un caractère cuivré : lorsqu’il devient de plus en plus fort, il est de plus en plus riche – les harmoniques aigus augmentent plus vite que les autres, y compris lors de l’attaque très brève (un trentième de seconde). Si l’on écoute bien, une trompette peut avoir un son très doux – pianissimo – ou très énergique – fortissimo. Nos recherches ont montré que l’on identifie une trompette ou un violon(2) moins par l’exactitude du spectre sonore que par sa relation à un autre paramètre du son, l’intensité, qui évolue lors de l’attaque et des crescendos et decrescendos.

Après l’analyse physique des sons, il faut les reproduire par ordinateur…

Cette étape est absolument essentielle, car le son était créé entièrement par synthèse à partir d’éléments simples – de presque rien. À ce moment-là, on ne pouvait le faire qu’aux États-Unis – la synthèse par ordinateur n’est arrivée en Europe qu’au début des années 1970. Max Mathews, qui l’a mise en œuvre, avait une vision affûtée de l’avenir. Il avait conscience du coût des ordinateurs, très important à l’époque, mais il prévoyait sa diminution considérable et l’avenir de l’électronique numérique.

Jean-Claude Risset au piano Disklavier. Chaque touche est munie d’un capteur et d’un moteur ©Francis Habert / Agence Zèbre / CNRS Photothèque

En musique, l’ordinateur a servi à bien d’autres usages…

Dès les années 1950, l’Américain Lejaren Hiller a fait de la composition par ordinateur, en appliquant des règles d’harmonie et de contrepoint pour réaliser des musiques régies par un programme. Dans les années 1960, des compositeurs, comme Pierre Barbaud et Iannis Xenakis en France, se sont emparés de ce domaine. On arrivait facilement à imiter le style classique ou à programmer d’autres règles de composition, par exemple des permutations des douze sons. S’il y a eu des œuvres marquantes, cela n’a pas été une activité extrêmement soutenue. En revanche, à l’instar de John Chowning, de mes propres œuvres, de celles de Pierre Boulez ou de Luciano Berio, nombre de compositeurs contemporains ont mélangé dans leurs créations des sons d’ordinateurs aux sons des instruments.

Vous avez vous-même mené de multiples expériences sur toutes sortes de sons…

J’ai notamment cherché à prolonger la gamme de Shepard, lequel a réalisé des sons qui montaient ou descendaient sans fin. J’ai conçu des sons qui, à l’écoute, donnent l’impression d’être plus aigus, mais qui finissent plus graves. Dans le domaine du rythme, j’ai réalisé des sons qui semblent ralentir, mais qui graduellement se dédoublent, devenant plus rapides. On qualifie ces sons de paradoxaux. En comprenant bien la perception, qui est différente du simple enregistrement de paramètres physiques, j’ai pu fabriquer des sons donnant l’impression de descendre lorsque l’on double les fréquences. Dans plusieurs articles scientifiques, j’ai mis en parallèle la structure physique du son et les effets de la perception, qui ne sont pas toujours ceux que l’on attendrait.

Ces recherches ont-elles influencé votre travail de compositeur ?

J’ai souvent utilisé dans mes compositions des effets liés aux sons paradoxaux (voir encadré). Par exemple, des gammes qui montent indéfiniment, pour Mutations (1969), une pièce réalisée entièrement par synthèse, qui explore un nouveau domaine (le continuum des fréquences), ce qui était impossible à faire avec des instruments. Ou une descente infinie pour La Chute (Fall), une pièce intégrée à Computer suite for Little Boy(3).

Un compositeur de musique contemporaine au CNRS, est-ce toujours bien compris ?

Les gens considèrent que l’on est, soit artiste, soit chercheur et l’on n’attend pas de ce dernier qu’il fasse des compositions musicales. Dans les années 1960, j’ai même failli être mis à la porte du CNRS et il a fallu que je passe par les Bell Laboratories pour mener mes recherches. La qualité scientifique de ce laboratoire m’a permis de revenir en France pour poursuivre mes travaux – notamment comme compositeur à la tête du département ordinateur de l’Ircam, à sa création en 1975.

Peut-on dire que la musique est une science ?

Je me suis posé cette question et je dirais que non. La musique est une activité qui a des fondements scientifiques extrêmement solides, mais qui doit viser des individus tous différents. Et d’ailleurs, il existe une grande diversité de musiques, avec des débits d’information extrêmement variables. Les musiques sont diverses, mais les plus novatrices inventent de nouveaux moyens d’organisation. Un compositeur qui va pousser plus loin dans un domaine ne peut pas bouleverser tous les domaines à la fois : à l’instar de Stravinsky, qui a révolutionné l’harmonie avec Le Sacre du printemps, mais avec des variations mélodiques très simples pour que l’on ne soit pas complètement perdu. Mais le chercheur peut souhaiter faire d’autres explorations. Cela peut être intéressant de jouer sur les deux registres et c’est ce que j’ai essayé de faire.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un chercheur aurait donc moins de limites qu’un compositeur ?

Déjà Victor Hugo écrivait : « La science va se raturant sans cesse, l’art est une fois pour toutes ». À un moment donné, le compositeur décide de limites, à notre échelle humaine de la perception. Celles du chercheur sont à une autre échelle. Même si chaque chercheur n’en explore qu’une petite partie, entre le micromonde et les galaxies, les frontières de la science semblent infinies.

 

De la publication à la composition

Les travaux de Jean-Claude Risset sur la synthèse numérique des sons et la compréhension des mécanismes de l’audition, champs de recherche inséparables selon lui, ont nourri ses propres compositions. Pour Laurent Pottier, maître de conférences en musicologie à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, « Il y a une école Jean-Claude Risset à laquelle appartiennent la plupart des compositeurs qui ont exploré en profondeur la synthèse sonore. Il joue beaucoup sur la perception auditive, notamment sa célèbre Illusion auditive, le son qui descend indéfiniment. Par la diversité des exemples sonores et des pièces qu’il a réalisés et par la précision de leurs documentations et de leurs analyses, il a posé des fondements solides pour la synthèse sonore par ordinateur, voie qui ne peut que se développer dans les années à venir« .

Propos recueillis par Clotilde Roussel


Notes

1. « Risset était une révélation, un pianiste, compositeur et physicien de talent », se souvient John Pierce, qui dirigeait à l’époque la recherche aux laboratoires Bell (Le Son musical, 2000).
2. Pour le violon, Mathews a montré que le spectre du son change en synchronie avec le vibrato de fréquence.
3. Réalisée en 1968 pour la pièce de théâtre Little Boy de Pierre Halet, Computer suite for Little Boy est considérée comme la première œuvre musicale entièrement synthétisée par ordinateur. D’autres œuvres pour ordinateur, parfois en dialogue avec des instruments, sont disponibles : CD Wergo 2013-50, INA C1003 et C 1019.