Giulia Boetto, archéologue navale
Directrice adjointe du Centre Camille Jullian(1), Giulia Boetto étudie, pour partie sous l’eau, des épaves datant de l’Antiquité. Ce patrimoine se révèle un trésor d’informations sur la structure des embarcations, la vie des marins et l’économie à l’époque antique.
Chargée de recherche au CNRS, vous êtes archéologue maritime et navale. Que recouvrent ces spécialités ?
Giulia Boetto : Je mène des recherches sur les épaves d’époque antique. Plus précisément, en tant que spécialiste d’archéologie navale, je m’intéresse aux bateaux du point de vue de leur structure et de leur fonction. J’étudie également le contexte de leur découverte et leur milieu nautique, c’est-à-dire leur contexte d’utilisation.
Pourquoi vos missions sont-elles menées sous l’eau ?
Les sites immergés conservent plus facilement les vestiges archéologiques en matériaux organiques comme le bois qui formait l’essentiel de la structure des bateaux antiques. Donc, il est nécessaire que l’archéologue puisse intervenir directement dans ce milieu particulier (voir encadré ci-dessous). Formés à la plongée professionnelle, nous étudions les épaves sous l’eau, où nous prenons des mesures, réalisons des relevés photogrammétriques(2), photographions des détails de construction, prélevons des échantillons des différentes parties du bateau pour l’identification du type de bois et la datation, notamment grâce à la dendrochronologie.
Quelle est la durée moyenne d’une plongée ?
Cela dépend de la profondeur. À faible profondeur (jusqu’à 10m), comme c’est le cas sur mes chantiers en Croatie, nous travaillons en moyenne deux heures, mais parfois nous réalisons deux plongées. De toute façon, il est interdit de cumuler plus de six heures d’immersion par jour. Cela dit, une journée n’est pas finie après la plongée : il faut recharger les bouteilles, gérer l’inventaire, sauvegarder les photos et les mesures…
Des épaves protégées dans l’attente d’une conservation-restauration
Il est très rare qu’un bateau puisse être sorti de l’eau, car cela nécessite de gros moyens financiers. Par exemple, les épaves de Caska et de Zambratija, une fois étudiées, ont été recouvertes avec du géotextile et protégées par des sédiments. À Pula, puisque la fouille s’est déroulée dans un cadre d’archéologie préventive lors de travaux urbains dans le centre-ville, les deux épaves ont été récupérées et immergées dans des bassins en attente de conservation-restauration. Par ailleurs, la plus petite est en cours de traitement au laboratoire de restauration ARC-Nucléart de Grenoble. En future, un grand projet pourrait être monté pour sauver, valoriser et exposer l’exceptionnelle épave proto-historique de Zambratija. Ce qui permettrait aussi de réaliser des études complémentaires à celles menées sous l’eau.
Jusqu’à quelle profondeur pouvez-vous travailler ?
En plongée professionnelle, selon la législation française, on peut plonger avec des bouteilles à l’air jusqu’à 50m. Personnellement, je suis limitée à 30m car cela correspond à mon niveau professionnel. Lors de notre dernière mission au mois de septembre près de Karlovac en Croatie, nous avons travaillé à une profondeur de 6m sur une épave gisant au fond de la rivière Kupa. Ce chaland transportant des briques a sans doute coulé après une erreur de navigation.
Parlez-nous de vos recherches à Caska sur l’île de Pag en Croatie.
En 2009-2010, nous avons étudié, en collaboration avec l’université de Zadar, une première épave de bateau cousu conservée sur environ 7m de longueur, datant du Ier siècle après J.-C. (entre 42 et 107). Longue à l’origine entre 9 et 10m et disposant d’une propulsion mixte rame et voile, cette barque, que nous avons baptisée Caska 1, avait été remplie de pierres et coulée volontairement pour former la base d’un appontement dont la construction remonte au IIe siècle environ. Il s’agit d’une épave de bateau cousu qui présente la particularité d’avoir toutes les planches du bordé assemblées entre elles avec des tresses en fibres végétales. À partir de 2010, notre mission franco-croate a poursuivi l’étude des aménagements côtiers de Caska(3), où se trouvait vraisemblablement à l’époque impériale une grande villa maritime, probablement liée à une illustre famille sénatoriale, les Calpurnii.
Étudiez-vous aussi le contexte des épaves ?
Certainement. En parallèle au travail sous l’eau, nous travaillons pour recenser et géolocaliser les structures antiques qui se trouvent près de la côte. Il s’agit principalement de murs, parfois très imposants car faisant partie des structures de terrassement de la villa. Ces structures sont nettoyées et puis topographiées par Vincent Dumas (ingénieur d’étude CNRS) qui travaille avec nous depuis le début de la mission franco-croate. Ce relevé topographique permet d’avoir une vision complète des vestiges visibles sur le site et de les relier aux structures portuaires immergées.
Avez-vous trouvé d’autres épaves à Caska ?
En 2012, nous avons découvert une deuxième épave, plus grande, d’environ 14m, un voilier construit selon la technique dite « à tenon et mortaise » datant entre le Ier et le IIe siècle. La cause du naufrage est la même : embarcation coulée et remplie de pierres pour réaliser un appontement. Puis une troisième a été identifiée en 2014, de même type que Caska 1. Et nous venons de découvrir une quatrième épave cette année. Elle sera complètement dégagée en 2017.
Ce type de construction de port est-il répandu à l’époque romaine ?
On a trouvé un bateau de l’Antiquité tardive utilisé comme caisson à Narbonne, grand port romain de la Méditerranée occidentale. L’exemple le plus célèbre est le bateau qui, à la demande de Caligula, avait transporté d’Égypte en 37 ap. J.-C. un obélisque, toujours visible place du Vatican. Ce navire énorme fut ensuite utilisé pour la fondation du phare du port construit par l’empereur Claude au nord d’Ostie pour desservir la ville de Rome. Le recyclage d’embarcations voire de pièces détachées (planches, membrures) dans les ports est une pratique très répandue qui perdure jusqu’à des époques récentes.
Comment expliquez-vous la multiplication de découvertes d’épaves à terre ?
Aujourd’hui, avec l’intensification des travaux en milieu terrestre urbain à l’emplacement de ports antiques, nous découvrons de plus en plus d’épaves, soit des bateaux réutilisés dans des ouvrages portuaires comme à Caska ou à Narbonne, soit des embarcations abandonnées car trop vétustes pour continuer leur service, soit des navires ayant fait naturellement naufrage et qui ont été laissés pourrir dans le port car ils ne gênaient pas la navigation. Au cours de ma carrière, je me suis souvent retrouvée sur ce type de chantier : j’ai notamment participé aux fouilles de Naples, où en 2004, 2009 et puis encore en 2015 ont été découvertes en pleine ville, lors de la construction du métro Piazza Municipio, non moins de huit épaves allant de l’époque hellénistique (IIIe s. av. J.-C.) jusqu’à l’époque médiévale. Ces bateaux gisaient jusqu’à 13m de profondeur sous la place actuelle. À Isola Sacra, près d’Ostie où était situé le port fluvio-maritime de Rome, j’ai travaillé sur un ensemble de bateaux mis au jour lors de travaux pour la construction d’un nouveau pont enjambant le Tibre. Rappelons que cette zone avait déjà restitué dans les années 1950-1960 les vestiges d’autres épaves, objet de ma thèse de doctorat. Ces épaves sont aujourd’hui conservées à Fiumicino dans un petit musée près de l’aéroport de Rome. À Naples comme à Fiumicino où l’aéroport de Rome a été construit à côté du port antique, dès que l’on creuse, on peut découvrir des épaves.
Les études d’archéologie navale peuvent donc se réaliser lors de fouilles en pleine ville !
En 2013 à Pula en Istrie (Croatie), la construction d’un tout-à-l’égout a entraîné des travaux à l’emplacement du port antique impérial de cette ancienne colonie romaine et deux épaves, dont l’une cousue semblable à Caska 1, ont été découvertes. J’ai aidé les collègues du musée archéologique d’Istrie à mettre en place le protocole d’intervention : « en terrestre », il faut utiliser des méthodes et des équipements un peu différents que lors de fouilles sous-marines. En 2012, j’ai travaillé avec l’Institut national d’archéologie préventive à Antibes – l’Inrap travaille sur appels d’offres essentiellement en terrestre dans le cadre d’interventions archéologiques avant les travaux d’aménagement du territoire. Lors de la construction d’un parking entre la ville et le port de plaisance actuel, on a découvert un bateau d’époque impériale (IIe-IIIe siècles) !
Que nous apprennent ces épaves ?
Un bateau comme Caska 1 était utilisé pour le transport quotidien en Dalmatie. Ici le trait de côte est très découpé, les îles sont très nombreuses et forment de vastes archipels. Tout passait par les bateaux : le transport de personnes, d’animaux, de produits agricoles, de matériaux de construction… Une vie connectée à la mer – c’est encore le cas aujourd’hui dans certaines de ces îles. En étudiant ces épaves, on voit apparaître des traditions de construction spécifiques à l’Adriatique orientale. Ainsi, à l’intérieur de cet Empire romain que l’on peut croire uniforme, chaque région de la Méditerranée développait ses propres cultures maritimes. En Adriatique, c’est prometteur, et nous ne sommes qu’au début de nos recherches. Tout a commencé par la découverte en 2008 de l’épave de Zambratija, en Istrie. En 2013, nous avons étudié avec les collègues du musée d’Istrie cette épave de 7m, très bien conservée, le plus ancien exemple de navire entièrement cousu de Méditerranée, datant d’entre les XIIe et Xe siècles avant J.-C. Elle a apporté la preuve archéologique de l’existence d’une ancienne tradition locale de bateaux cousus qui a perduré jusqu’à l’époque romaine comme le démontrent, notamment, les découvertes à Caska et à Pula.
L’épave de la Madrague de Giens, une découverte fondatrice pour l’archéologie sous-marine
Découverte en 1967 à une vingtaine de mètres de profondeur au large du petit port de la Madrague situé au nord-ouest de la presqu’île de Giens (Var), l’épave de la Madrague de Giens a été fouillée à partir de 1972 pendant dix ans par une équipe du Centre Camille Jullian dirigée par André Tchernia et Patrice Pomey. Ce grand navire, naufragé dans les années 75-60 avant notre ère, à deux mâts, de 40m de long et avec capacité de charge de 400 tonnes, convoyait principalement des amphores. Il venait de la région de Terracine, au sud de Rome. Les amphores remplies de vin étaient rangées en trois couches superposées à l’intérieur de la cale.
Que nous révèlent les épaves sur les échanges à l’intérieur de l’Empire romain ?
Une épave avec tout son chargement, comme celle de la Madrague de Giens (voir encadré ci-contre), nous apporte beaucoup d’informations sur les échanges à une période déterminée et sur les marins qui vivaient à bord, à travers des objets leur appartenant – des tasses gravées à leur nom, les dés avec lesquels ils passaient le temps, etc. La coque peut nous apprendre bien d’autres choses : comme les techniques utilisées, le type de bois choisi – pour un grand navire, il faut beaucoup d’arbres, donc il faut pouvoir exploiter convenablement les forêts sans les épuiser. Lors de ma première fouille sous-marine quand j’étais encore étudiante en archéologie à l’université de Turin, alors qu’il ne restait plus rien du bois du bateau découvert près de Brindes (dans les Pouilles au sud-est de l’Italie), on a récupéré des pièces de statues en bronze, dont de très belles têtes, éparpillées sur le fond marin. Le navire transportait donc des bronzes pour une fonderie. Chaque épave est spécifique, mais c’est toujours un trésor d’informations.
Les épaves gisent au fond de l’eau depuis des siècles : y a-t-il urgence à les étudier ?
On a dit que la mer est le plus grand musée du monde. Un musée très menacé. Le plus dévastateur, c’est la pêche, en particulier les chalutiers avec leurs filets de fond qui détruisent tout. Il y a aussi l’exploitation industrielle, dont l’océan est la nouvelle frontière, qui creuse les fonds marins à la recherche de granulats ou de métaux. Et puis, le pillage alimentant un riche marché. Sur le littoral, les constructions de ports, de marinas et de villas peuvent être une menace. Complètement immergé ou entre terre et mer, ce patrimoine sous-marin est en danger bien qu’il soit protégé par une convention de l’Unesco ratifiée par plusieurs pays, dont la France. On ne pourra pas tout sauvegarder, mais il faut connaître ce patrimoine, le localiser pour mieux le protéger. La poursuite des recherches est donc fondamentale(4).
Du robot humanoïde(5) qui explore les fonds marins à la photogrammétrie numérique, vous disposez de nouveaux outils. En quoi changent-ils votre travail ?
Le numérique et la 3D ont révolutionné nos pratiques : nous vivons actuellement la naissance de l’archéologie navale 2.0. Réalisées sous l’eau pendant la fouille, les prises de vues pour la photogrammétrie font, de retour de mission, l’objet de calcul avec des logiciels permettant d’obtenir des modèles 3D des vestiges. À partir de ces modèles 3D, nous obtenons toute la documentation graphique nécessaire à notre étude et nous pouvons essayer de restituer les parties manquantes sur la base de comparaisons avec d’autres navires ou d’après des représentations contemporaines – fresques, mosaïques, reliefs. Avant ce travail se faisait en dessinant à l’encre ou en fabriquant des maquettes en bois !
Et pour les épaves gisant à de grandes profondeurs ?
Jusqu’à 1 000m et au-delà, le problème principal reste la fouille. Car lors de l’aspiration des sédiments, les particules en suspension sont très gênantes. Des équipes d’ingénieurs, notamment au CNRS, étudient actuellement la possibilité de construire un robot travaillant avec la délicatesse d’un humain à cette profondeur. Ce n’est toutefois pas pour demain.
En tant que responsable scientifique de fouille, vous devez gérer les différents aspects d’une mission. Comment fait-on pour être sur tous les fronts ?
On est chercheur au CNRS ! Plus sérieusement, il faut souligner l’importance du travail d’équipe lors d’une fouille sous-marine, qui demande une logistique assez lourde – nous partons chargés comme des mulets ! Au Centre Camille Jullian, nous avons des techniciens plongeurs spécialisés reconnus mondialement, je me repose beaucoup sur leurs compétences. En tant que chef de mission, je dois veiller à rendre le séjour et le travail agréables. Car une bonne entente peut décupler les synergies qui se créent lors d’une fouille.