Rue Cyparisse de Nicolas MARTIN

Prix mentions spéciales du jury ex aequo – Concours de nouvelles 2018

 

Je m’installais dans le salon avec grand-père pour notre quasi-traditionnelle séance de souvenirs de la semaine. Les spécialistes avaient dit que ça lui serait bénéfique pour qu’il recouvre des souvenirs qui étaient presque effacés de sa mémoire. Moi, ça me plaît bien de partager ça avec lui, je me sens privilégié. Puis cette activité n’est pas désintéressée non plus. Je le fais aussi pour mes cours, dans le cadre de l’enseignement de périhistoire. Cette matière est une des spécialités de mon lycée et une des raisons pour laquelle j’y étudie. Enfin une des raisons pour laquelle ma mère a voulu que j’y étudie. Je m’explique. Il y a une dizaine d’années la société s’est retrouvée dans une frénésie de progrès, une course folle vers l’avant. À tel point, qu’il était devenu très difficile de s’attacher à des repères, de s’ancrer dans un environnement pérenne. Certains intellectuels ont tiré la sonnette d’alarme et ont préconisé ce type d’enseignement pour que chacun puisse redécouvrir son passé proche dans le temps et l’espace. L’histoire de sa ville, de son quartier et donc de sa famille. C’est pour ce module que je m’entretiens régulièrement avec mon grand-père, il me raconte sa vie. Je lui raconte la mienne ; la vie d’aujourd’hui qu’il n’est pas capable de suivre. À chaque fois je rédige un rapport que je dois rendre à ma professeure. Les notes sont souvent très bonnes ce qui me permet de rattraper mes notes plutôt moyennes en exobiologie ou en intelligence artificielle. Il faut dire que mon grand-père se prend vraiment au jeu. Je devine dans ses yeux pâles sa passion des histoires. Pour les raconter et les embellir. Je sais aussi à quel point il tient à ce que j’aie des bonnes notes. On forme une belle équipe.
La séance peut commencer. « Bon, très bien » commença-t-il, et je voyais très bien dans son regard qu’il avait réfléchi pendant plusieurs jours à son récit. Il en avait l’air fier. Il avait l’air surtout impatient.
– Je vais te parler de mon quartier, de ma rue. Là où j’habitais quand j’avais à peu près ton âge. J’y ai habité plusieurs années avec ma tante que tu n’as jamais connue. Et que tu ne connaîtras jamais d’ailleurs, ajouta-t-il avec un sourire. Le quartier s’appelait le Pré du Loup, et la maison était dans la rue Cyparisse. Bien sûr, ça n’existe plus aujourd’hui, sûrement remplaçé par un centre commercial ou une barre d’immeuble.
– Tu exagères toujours. Il y a un parc maintenant au Pré. Lança Maman, qui écoutait d’une oreille sur la terrasse.
– Tu me laisses parler ? Quand c’est auprès de toi que le petit viendra chercher des repères tu pourras intervenir, pour l’instant c’est moi qu’il consulte ! répondit-il en me lançant un clin d’oeil. C’est donc là que j’ai grandi, sa voix redevint douce. Le pré du loup… il y avait toute ma vie là-bas. Ma maison, ma famille, mon école, mes habitudes et mes amis. J’ai passé des années entre quatre rues sans jamais avoir besoin de rien d’autres. Je me souviens de chaque recoin, chaque raccourci, chaque boutique et chaque boîte aux lettres. On habitait au premier, tout en haut de la rue. Et tous les dimanche après-midi nous la descendions entièrement. Malgré l’amour que je portais à ma rue, je détestais cette balade.
- Ah ? Pourquoi donc ? je me risquai à le couper.
– Ahhh, soupira-t-il, il avait prévu ma surprise. C’est par rapport à notre destination, mais sois patient, je vais y venir. Laisse-moi te raconter et tu comprendras, il s’arrêta un instant, satisfait d’avoir installer un suspense et reprit.
La position de notre maison avait de quoi faire des envieux. En face de chez nous au 2 de la rue Cyparisse se tenait une grande enseigne où se trouvaient plusieurs commerçants. Un boulanger, un boucher, un chocolatier et même un poissonnier. Il ferma les yeux, se tût un instant, et recommença. Je sens encore l’odeur du pain grillé au matin. Ses sourcils se froncèrent puis il ajouta, et les odeurs de poissons pourris dans les chaudes après-midi d’été. Enfin, je m’égare. Le dimanche on partait généralement de chez nous vers 15h30 et ma tante m’offrait toujours une viennoiserie avant d’entamer notre descente. Elle faisait ça pour me réconforter, j’imagine. Elle savait bien que je n’aimais pas ce moment. Puis on passait devant le boucher, avec son gros ventre, sa grande moustache et son grand couteau, il me faisait toujours peur. Puis devant le chocolatier. Puis devant le poissonnier…
Alors qu’il racontait tous ses souvenirs. Je notais le nom de tous ces métiers aujourd’hui presque disparus. Disparus de nos champs de vision du moins. Et de nos champs olfactifs aussi à écouter grand-père. La gestion des denrées est maintenant entièrement automatisée. Tous les produits sont livrés au jour le jour par drone et sont déposés dans le frigo via une ouverture qui donne sur l’extérieur de la maison. L’argent est automatiquement prélevé.
Il avait bien vu que j’avais un peu décroché de son récit, mais ça ne l’avait pas empêché de continuer de parler.
– …. Et c’est pour ça, que tout le monde gardait son chapeau en entrant chez le poissonnier ! Aaah enfin, ce sont des vieilles histoires… Revenons à cette promenade. Après avoir passé toutes ces belles boutiques, il y avait la banque au numéro 7. Bien plus austère. Ma tante y allait tous les mardi matin. Mais je n’avais pas le droit de rentrer avec elle. Elle me répétait que ce n’était pas un endroit pour les enfants. Ça me faisait une belle jambe, je n’en avais rien à fiche moi de la banque. Je préférais retourner voir mes copains.
Les banques aussi ont disparu aujourd’hui. Je ne vois pas bien ce qu’on pourrait y faire. Toutes les informations sur mon argent sont disponibles sur mon Smartphone, mon ordinateur, la télé et je suis presque sûr que je pourrais l’installer sur le frigo. Je peux même parler à un conseiller virtuel en hologramme 24 heures sur 24.
– Pour retrouver mes copains justement, je n’avais qu’à traverser la rue pour me retrouver au terrain vague. C’était notre quartier général. C’est là qu’on se retrouvait presque tous les jours pour partir en aventure, il avait l’air d’un gamin en racontant ça. On l’avait surnommé la plaine royale ! Ah j’ai vraiment fait les 400 coups avec eux. Il y avait le grand Tonio avec un long nez et les cheveux bouclés, Bilou le comique de la bande puis le gros Pedro, et enfin il y avait Manu mon meilleur pote. On s’est jamais quitté après cette époque.
Mes amis je les retrouve tous les jours aussi. Sur Fluxy. C’est un salon de jeu en réseau où tout le monde peut se connecter avec son casque d’immersion. On peut y jouer à des millions de jeux. En ce moment, par exemple, c’est Imperial Hill, un jeu d’aventure qui à la côte. Il y a Apx_00 qui incarne un elfe, K1LL_mi un démon de niveau 24, hTT0 un mage, et puis tout
les autres…

– Au 17 on passait devant le cinéma du Cheval Rouge qui était tenu par Monsieur Rodrigue. À la caisse c’était sa fille, Éléonore. Elle était magnifique. Des yeux d’un noir profond, un visage fin, un sourire fou et une chevelure incroyable. Elle riait tout le temps. Je m’étais juré de l’épouser. J’allais souvent voir des films romantiques, même si les copains me charriaient. Je ne voyais pas deux acteurs et un scénario. Non, je me voyais moi et Éléonore dans notre futur. Elle avait dix ans de plus que moi et je m’en fichais. Mais enfin, les années sont passées. Éléonore est partie. Je suis resté et je me suis mis aux comédies.
J’enviais les histoires de grand-père. Il savait s’y prendre pour les raconter en plus. Pendu à ces lèvres, j’avais du mal à prendre des notes. Pour ma part, c’est sûr que ce n’est pas sur l’interface de Moviz que je tomberais amoureux. Les cinémas existent encore oui. Il y en a dans des centres de conservation culturelle où ils projettent des vieux films en 3D voire en 2D. J’y suis allé avec l’école une fois. C’était cool.
– De l’autre côté de la rue au 19, il y avait la poste, et au 23 c’était le serrurier, …
Il continua à énumérer toutes ces enseignes et pour chacune d’elles je n’avais qu’à scruter autour de moi ce qui l’avait remplacée. La poste ? À peu près n’importe quel objet autour de moi à vrai dire. Le serrurier ? Ouverture par reconnaissance magnétique grâce à ma puce ulnaire. La blanchisserie ? Nanotechnologies et particules d’argent permettent de rendre les vêtements autonettoyants. Le magasin de bricolage et de décoration ? Imprimante 3D. Au fur et à mesure que grand-père listait les magasins de sa rue, je dressais ma liste. Le constat était sans appel, c’était quasiment du cent pour cent. Mais je sentais qu’on s’approchait de la fin de son histoire. Bien qu’ils ne racontaient que de bons souvenirs, je sentais sa voix se serrer. Il avait des gestes anxieux à mesure que la fin approchait, comme s’il la redoutait. Il faisait durer en longueur chacune de ces anecdotes. Numéro 27, numéro 32, numéro 34, … Finalement le bout de la rue approcha…
– Au 41 juste avant de finir la promenade, il y avait un hôpital. Que j’ai pu y passer du temps étant plus jeune, dit-il en levant les yeux. Mais je n’y allais pas pour moi, tu sais. Il hésita un instant puis reprit, j’ai passé des heures dans la salle d’attente quand mon père est tombé malade. Puis, ma mère quelques mois plus tard. Ils travaillaient tous les deux dans une usine à chaussures, là où ils s’étaient rencontrés d’ailleurs. On apprit des années plus tard que les produits utilisés pour blanchir les lacets étaient hautement toxiques. C’était là qu’ils travaillent, à la confection des lacets… Sa voix paraissait être celle d’un enfant.
C’était là qu’il voulait en venir alors. L’hôpital, l’impuissance et la détresse d’un enfant face à la maladie. Ça devait être terrible. Aujourd’hui rien de tout cela n’existe encore. Pour une consultation il suffit de passer devant le scanner polysensoriel. Il détecte quasiment toutes les maladies, infections, blessures, traumatismes en moins de dix secondes. Une fois détectés, la médecine et son armée de nanotechnologie peuvent tout soigner. Ou presque : il y a quelques mois, ils ont parlé d’un patient qui était mort d’une maladie inconnue. Tout le monde a été effrayé. J’étais en train de prendre des notes quand je me suis aperçu qu’il me fixait du regard. Il attendait que je l’écoute. Il n’avait pas fini.

– Puis un jour tout s’est arrêté. Plus de rendez-vous interminable à l’hôpital. Plus de salle d’attente… Et c’est là que la tradition de la promenade du dimanche a débuté. On descendait jusqu’au 43, juste après l’hôpital. Il y avait juste là un grand portail noir, béant sur une allée de grands arbres. C’était le cimetière. Après le décès de mes parents, à quelques semaines d’intervalle, on a commencé à venir ici tous les dimanche avec ma tante. Il s’arrêta de parler un long moment. Son regard allait de gauche à droite et de bas en haut, comme s’il se rappelait la scène. Ses yeux se remplirent de larmes puis il lâcha un sourire et il ajouta :
– Des cyprès. Les grands arbres, c’était des cyprès… J’ai toujours trouvé le nom de cet arbre très judicieux pour être planté dans un cimetière. Si près. Et pourtant si loin. L’image de grand-père se brouilla alors. Ses yeux devinrent pixéllisés et sa voix devint grésillante.
– Maman ! Le nécrogramme de grand-père n’a presque plus de batterie ! Je le rebranche, je finirais la séance ce soir.
Je me saisis du boîtier qui était posé sur la table et d’où sortait l’image.
– A tout à l’heure grand-père. Je te renvoie dans le Cloud.
Maman qui m’avait rejoint dans la cuisine me reprit : “Arrête de l’appeler grand-père. Il y a 5 générations qui vous séparent”.