Raymond de Mireille PAUL

Prix du CLAS d’Annecy – Concours de nouvelles 2018

 

Eh ben ! Y m’ manquait plus qu’ça ! Qu’est ce que je fous là ! Ah, j’peux pas me plaindre, j’suis au chaud à présent, bien calé sur une étagère au milieu d’instruments de musique plutôt décatis. Je regarde autour de moi. Des étagères, y en a sur tous les murs dans cette salle. Immense qu’elle est, aussi grande qu’un dancing, au sol carrelé tout pareil, on s’y croirait, mais ici point de musique mon pote, rien qu’le va et vient des employés en blouse grise, le ding de la porte d’entrée et les questions, toujours les mêmes : vous n’auriez pas retrouvé mon parapluie, mon sac, mes lunettes, et j’en passe…

Moi, ça risque pas qu’on m’cherche !

Faut que j’vous raconte. Mon copain, mon frère, mon maître, c’était Raymond. Un bon gars que l’Raymond, un gentil, même s’il a pas toujours été très sérieux, un peu filou et plutôt noceur comme on dit. Parfois, il abusait un peu trop de la bouteille… Faut dire que dans l’orchestre, avec Pierrot au banjo et Paulo à la guitare, ils assuraient à l’époque : valses, tangos, javas, pasos, cha-cha-chas, une de chaque et on r’commence ! de quoi faire tourner la tête des danseurs, casquette vissée sur la tête, mégot au coin des lèvres et foulard autour du cou, guinchant sur la piste en collant contre eux leur cavalière ! Des bringues y z’en faisaient jusqu’à plus d’heures et ça picolait bien, j’peux vous l’dire !

Moi et l’Raymond, c’est une longue histoire. 10 ans qu’il avait l’marmot quand on s’est rencontrés, pas de poils aux pattes mais déjà une sérieuse envie de faire de la musique. Alors son père lui a dit, fiston, v’là un accordéon. Un piano à bretelles, tu pourras l’trimbaler partout ! J’avais déjà eu une vie, moi avant Raymond, j’viens d’Italie et j’ai bourlingué jusqu’en France avec mon proprio, une fripouille, un marlou, un soûlographe qu’a fini par me fourguer pour un peu d’oseille avant de se faire alpaguer par la flicaille. C’est pas peu dire que j’étais content de changer de bras !

L’minot il s’est accroché, il a travaillé tout seul, à l’oreille, et on a fait une fine équipe tous les deux. On a commencé par le bal du village, un bled paumé en Normandie. Quand ils l’voyaient arriver, les gens y rigolaient, faut dire qu’à l’époque, j’étais presque aussi gros que lui, mais aux premières notes, là, silence complet, respect mon vieux ! Le musette, c’est ça qu’y réclamaient et le musette, l’Raymond il en connaissait un rayon.

On est monté à Paris tous les deux, 16 ans qu’il avait. J’veux tenter ma chance qu’y disait. Sa chance il l’a tentée et il l‘a trouvée. Jo Privat, Marcel Azzola, Yvette Horner, André Verchuren, c’étaient ses potes ces zigs-là, ces stars de l’accordéon ! Toutes les semaines, le samedi et le dimanche, y faisait danser dans les guinguettes et les caboulots, dans les dancings de la rue de Lappe, et tous les soirs dans les bars de la Bastoche et de Ménilmontant. Il était beau gosse en ce temps là l’Raymond, costume noir, chaussures vernies, cheveux gominés et canotier sur la tête. Il avait fière allure et il savait pousser la chansonnette : Le dénicheur, Quand on s’promène au bord de l’eau, l’Amant de Saint Jean, et j’en oublie… les filles en étaient folles ! Et moi, j’étais pas mal non plus, pas tout neuf bien sûr, mais encore présentable.

Ca a duré pas mal d’années ma foi. Il s’était bien débrouillé l’gamin. Il avait même pu s’acheter une petite bicoque en bord de Marne. De famille, point du tout, les filles elles faisaient que passer, faut dire qu’on était bien tous les deux, Acco qu’y m’appelait, Acco pour accordéon et pour acolyte qu’y disait.

Mais un jour, fini, terminé, plus personne ne l’aimait not’musique, fini le musette, c’était le rock qu’y z’aimaient soi-disant. Moi pareil, j’étais pas vieux pourtant, mais on m’a traité de ringard, on m’a méprisé, j’étais passé de mode. Fini Gégène, la Boule Rouge et le Balajo. Des discothèques y leur fallait ! Du coup, l’Raymond, de contrats il en avait plus, bientôt plus un sou, plus de petite maison au bord de l’eau, la dèche complète. Au début, y pensait que c’était une mauvaise passe, ne vous en faites pas pour moi qu’y disait aux potes, c’est provisoire, c’est une question de temps, j’vais m’refaire, j’vais bien r’trouver aut’chose ! Y croyait presque à ses mensonges, pourtant pour lui, le temps des bals et des guinguettes était envolé. L’orchestre avait rangé ses instruments pour de bon, le parquet de danse était démonté, place aux yéyés !

Elle a duré la galère ! Les premiers mois, on les a passés dans le métro, on a fait les lignes de bout en bout, les unes après les autres pour occuper l’temps. Plus le cœur à chanter bien sûr, mais y jouait et ça plaisait, il avait encore du public, y s’faisait quelques pièces mais surtout il avait encore l’impression de travailler et gagnait au moins de quoi manger.

On squattait à droite à gauche, un copain nous a hébergés quelques mois, puis un autre et un autre encore, mais ça n’a qu’un temps tout ça, les gens y ont leur vie, leurs soucis, et un jour Raymond, il a compris qu’y fallait qu’y s’casse. Il a laissé chez le dernier le peu qui lui restait de son ancienne vie : quelques souvenirs, ses papiers, des photos, des affiches. Ca tenait dans un seul carton. Et on s’est retrouvés dehors, à la rue.

Tous les jours dans les rames, un accordéon sur les épaules ça pèse lourd sur le dos et le moral. Il a fini par se lasser et laisser tomber. Il est retourné dans les quartiers qu’il fréquentait, autour de la Bastille, c’était un peu comme si la vie continuait comme avant. Sa première nuit dehors, y s’est trouvé un recoin abrité du vent près d’une boulangerie. Par chance, personne n’est venu le déloger ; les nouveaux dans la rue, on les repère tout de suite et on leur fout la paix les premiers temps. Ca lui a pris longtemps avant de se résoudre à tendre la main. Il était fier, mais faut bien béqueter ! C’était ça ou crever de faim. Adossé le long du mur, les jambes repliées, il tendait la main, le bras posé sur les genoux, les yeux baissés, ne pouvant soutenir le regard des badauds. Il avait trop honte. La manche, ça marchait plutôt bien. Faut dire qu’il avait encore l’air d’un mec normal, mon Raymond, un gars bien gentil avec son accordéon posé près de lui, un gars qu’a pas eu d’chance, alors les passants y compatissaient et surtout y priaient pour que ça leur arrive pas à eux aussi d’finir à la rue. Ils lui filaient une pièce, un sandwich, une cigarette parfois une bière. Au début, y dormait pas beaucoup la nuit de peur de s’faire dépouiller : son sac, son duvet, quelques cartons pour se coucher et moi bien sûr, c’était tout ce qui lui restait, alors y restait là, recroquevillé, la tête posée sur mézigue en attendant que l’jour se lève.

Très vite, il a franchi le cap, il est passé de l’autre côté, celui des clodos, des SDF comme on dit. Il s’est fait des copains, des comme lui, des exclus, des vagabonds, des poivrots mais ça le rassurait d’avoir de la compagnie. T’es tout neuf dans la rue, tu viens d’arriver pas vrai ? T’inquiète pas, on va te r’filer les combines, dans la rue faut être solidaires sinon c’est la mort !

Le quartier, c’est leur territoire, ils connaissent tout le monde, les commerçants sympas, le patron du bistrot qui paie un p’tit café de temps en temps, le boulanger qui donne les croissants en fin de journée, les sanisettes et les douches gratuites, la soupe populaire, où récupérer des couvertures et des fringues de rechange, et les faire laver… Le jour, ils squattent des bancs, ils discutent, tuent le temps cigarettes sur cigarettes, canettes après canettes pour tromper l’ennui en attendant. En attendant quoi en fait ? l’heure de la soupe si tout va bien, l’heure de se trouver un coin tranquille, au sec, pour y passer la nuit. Chaque soir, la même préoccupation, la même question : où dormir ce soir ? où installer son abri de fortune ? Raymond y s’arrangeait pour rester avec ses compagnons de galère dans les stations de métro, les gares, le hall d’un immeuble ou une cage d’escalier si par chance il arrivait à se faufiler derrière quelqu’un. Sinon, c’était un banc dans un jardin public ou sur un trottoir depuis l’arrivée du printemps. Les centres d’hébergement, le 115, le SAMU social, tout ça, très peu pour lui ! On a sa dignité qu’y m’disait, hein Acco ! on s’débrouille ! Mais on a souffert. Le froid et l’humidité c’est pas bon pour les os, c’est pas bon non plus pour les sons !

Au fil des jours, malgré ses efforts pour éloigner la déchéance, garder une image acceptable, du moins à ses yeux, y marchait la tête rentrée dans les épaules, le dos voûté comme pour se protéger, lui, si grand et élancé dans le passé ! Sa barbe lui avait creusé les joues, ses cheveux blonds étaient devenus filasses, son teint clair avait viré au gris, stigmates visibles d’un naufrage inéluctable. Il devenait l’ombre de lui-même et prenait conscience que vivre dans la rue et rester propre, c’était un sacré boulot ! Son corps était fatigué de lutter, mais y capitulait pas encore l’Raymond. Y disait si t’acceptes ta condition, t’es foutu, alors y faut lutter pour s’en sortir, faut se motiver et s’accrocher ! Il continuait à jouer ses morceaux préférés pour les copains, à la tombée du jour, improbables veillées pour chasser les angoisses de la nuit.

Ses potes de la rue, ils lui disaient : vends-le ton instrument, y t’encombre et tu pourrais en tirer au moins un billet de 50 ! Mais l’Raymond il a tenu bon, et on est restés ensemble… Jusqu’à l’aut’ soir.

C’est bête ! Y traversait la rue de Lappe pour aller au bistrot d’en face jouer un p’tit morceau pour les fumeurs de la terrasse – comme tous les soirs depuis l’arrivée des beaux jours – histoire de se faire quelques pièces et s’rappeler le bon temps. Le moral était revenu avec le soleil et le retour des oiseaux. Y faisait presque nuit et faut ben avouer qu’il avait quelques verres dans le nez mon Raymond ; là j’ai entendu un grand boum, un choc, et on a valsé tous les deux, mais pas ensemble, lui sur le capot d’la bagnole, moi dans l’caniveau. J’y suis resté un bon moment dans c’caniveau, j’ai entendu la sirène des pompiers, de l’ambulance, ah c’était pas la même musique ! Et pis j’ai vu le drap recouvrir mon pote et l’ambulance l’emporter. Moi, j’suis resté là, toute la nuit, jusqu’à c’qu’on me trouve et qu’on m’apporte ici, aux Objets trouvés, 36 rue des Morillons.