Sous les pavés d’Odile BASLER

Prix mentions spéciales du jury ex aequo – Concours de nouvelles 2018

 

J’en vois des vertes et des peaux mûres, des engins en tout genre et de toutes matières.
J’ai eu si souvent envie de m’échapper, de prendre la clef des champs… Mais je suis aux antipodes de cette possibilité, coincée entre la rue des Serruriers et la rue de Bâle. Au moins, je suis utile.

J’existe depuis quelques centaines d’années. Autrefois, j’appréciais les sabots des chevaux sur mon dos, le délicieux tissu des robes féminines le long de mes trottoirs. Cela me berçait, je rêvais… tout cela n’est plus, ne reviendra plus. Il faut vivre avec son temps. C’est ce que je fais.

Je me suis adaptée à l’évolution. J’ai eu droit à de multiples opérations. Toujours supportées avec courage, persévérance et succès. Mes pavés sont toujours aussi éclatants. Je suis heureuse d’avoir pu les conserver, mes petits pavés. Le goudron, une horreur… une espèce de fond de teint qui vous colle à la peau et qui, permettez-moi dégage une odeur on ne peut plus nauséabonde.

Je suis la fille de l’Avenue des Vosges et du Boulevard d’Anvers. Je mesure deux cent deux mètres et je gère déjà beaucoup pour mon âge. Mes parents sont pris continuellement entre les bouchons, les travaux, les feux en panne et j’en passe. J’ai cette chance de pouvoir encore avoir un lien fort avec ceux qui me connaissent de près ou de loin. Je peux faire la distinction entre les véhicules qui s’engagent, les pas des animaux et des humains, la caresse de la pluie et le gant de toilette d’eau froide du verglas.
Mes parents quant à eux ne connaissent plus cela et cela m’attriste. Certains papiers administratifs relatent même un burn-out urbain les concernant. J’ai peur pour leur coeur aussi, des opérations de ponts-âges et de déviations circulatoires sont prévues…

De temps à autres, j’obtiens des nouvelles de mes sœurs et frères : la rue sainte Madeleine, le passage Saint Thomas, la rue de la Gare… Mais aussi de mes cousins, cousines : la place Kléber, l’impasse des Gentilshommes, le quai des Bateliers… Je ne vais pas tous les citer, mon arbre généalogique est particulièrement étendu. Pour les novices, il faut même un plan pour s’en sortir !

Me concernant, il faut souvent chercher pour me localiser. Plutôt discrète, fine et secrète. Bien sûr, j’ai dû accepter mon immobilité, restreindre mes envies d’ailleurs, accepter ma condition ici-bas. Mais j’ai développé un art particulier. J’ai tenté de lui donner un nom, je n’y suis pas parvenue. Je peux vous parler de tous mes habitués ici, ceux qui partent le matin et reviennent le soir. Je connais leur pas, la localisation de leur porte d’entrée, le bruit de leurs chaussures et peux même distinguer leur odeur.

Avant l’arrivée de Gaston, ma vie était plutôt prévisible, normée. Avec lui, tout a changé. Il a emménagé en plein été. Au numéro 33.

Ce jour-là, impossible de circuler en voiture dans le quartier à cause du départ d’une course cycliste. Du coup, il transporte ses cartons à pieds, un à un. Il n’en a pas beaucoup mais certains sont bien lourds, des livres je suppose.

Malgré tout, il a le pas souple. Un funambule marchant dans la vie. Je sens passer un panier d’épices : noix de muscade ? Gingembre ? Pas d’animaux, pas de machine à laver.
Un vélo, trois belles plantes, un violoncelle.

Des vêtements. Oh… un pull s’échappe et je le recueille au bord de la rigole. Mon coeur rigole lui aussi, je ne peux pas l’en empêcher. Que m’arrive-t-il ?
Le pull sent si bon… cannelle, poivre ?

L’homme m’intéresse.

Il se déplace avec tant d’agilité, frôle mes pavés avec délicatesse.
Penché face à moi, je capture un regard dense et profond, des cils marqués, des cheveux noirs libres et joueurs.
Le temps de quelques secondes, il frotte un de mes pavés du bout de son index. La pression est agréable, quelques grains de grès roses se détachent. Il les garde dans sa paume et les regarde attentivement. J’entends un « hum-hum » et petit à petit les grains retombent.
Je n’ai plus de mots pour qualifier cette pluie fine qui m’arrive. Il s’installe sur le rebord du trottoir et me contemple.
Il parle. Je n’entends que lui et sa voix.
Je n’accueille que lui avec son corps parfumé. Je ne vois que lui avec ses couleurs.

Le reste n’existe plus. Plus de voitures, plus de quidams, plus de mégots nauséabonds dans mes rigoles, plus de cris stridents. Plus de jurons, plus de publicités mensongères, plus d’urines canines en mes entrailles.

Je suis reliée à son être et cette force venue d’ailleurs me transperce. Il continue à parler. A mi-voix mais je comprends quelques bribes.

C’est comme ça que j’apprends son prénom, Gaston.
Il dit être là, de retour. Comme s’il parlait à quelqu’un. Gaston se lève et s’engouffre dans le bâtiment.
Je ne sais rien de cet homme, je suis chamboulée et je n’ai qu’une hâte, le voir réapparaître. Dommage qu’il n’ait pas plus d’affaires…
En une heure, il a fini les allers-retours entre le parking de la place d’Austerlitz et son nouveau chez lui.

J’attends. Chaque grincement de porte me fait tressaillir. Je passe une nuit agitée. Très.
Pourquoi cet emballement pour cet homme ?
Est-ce la pollution qui me détraque le système endocrinien ? Est-ce la pleine lune qui me ricane des formules envoûtantes ?

Dès ma naissance on m’a prévenue : ne jamais tomber amoureuse d’un humain. Il nous faut rester neutre, se méfier de l’espèce humaine. Chacun sa place, chacun son boulevard dans la vie. Ni plus, ni moins.

Mais quand on aime ?

10h22, le voilà. Un premier pas, je l’aperçois. Et tout à coup, j’ai froid en plein été.
Gaston est un fusain posé sur une feuille blanche. Tout de noir vêtu. Les chaussures claquent quatre fois à terre puis s’arrêtent.
Mais qui a-t-il ?

Il s’assied à la même place qu’hier soir. Sa place au bord du trottoir. Ses larges mains m’agrippent et s’échappent.
Gaston est lourd et bouleversant. Mais qui a-t-il ?
Je ne comprends rien. J’aimerais lui venir en aide, lui parler.

Sa main gauche me frôle à nouveau pour finalement se fondre dans ma poussière. C’est salé. Gaston pleure.

Frottements de tissus, effluves suaves tout droit venues de ses vêtements. Mon coeur de pierre menace de larguer les amarres.

Il avance calmement, avec mesure. De temps à autre la cadence régulière s’arrête. Il rebrousse chemin mais repart. Je crois aussi qu’il se regarde dans les vitrines, qu’il essaie de discipliner en vain ses boucles noires. Bruit de mouchage.

Puis la cloche retentit.
Ce son profond qui vient des entrailles de l’église et qui s’élève. La cloche des morts, des enterrements. Balancement inexorable.

Je comprends que Gaston va à cet enterrement et que c’est terriblement douloureux pour lui. L’espace d’une seconde je me sens ridicule d’éprouver des sentiments pour un homme qui visiblement est dans la douleur et uniquement à ça. Je suis le cadet de ses soucis.
Gaston est là par amour. Par amour pour cette personne dont la cloche sonne la fin de cette vie ici-bas.

Je suis calmée automatiquement, ravale mon emballement, entre en deuil d’être définitivement et inexorablement un pauvre petit bout de rue avec des pavés.

Tard, très tard, je sens son pas. Gaston revient.
Il s’assied à la même place que les autres jours.

Il reste un long moment dans la même position. Présent par son corps mais l’esprit bien ailleurs. Il murmure « papa » et je sens des soubresauts qui le parcourent. Je le garde précieusement ici, comme une mère, lui qui vient d’enterrer son père. Je suis là pour lui et c’est bien. C’est ce dont il a besoin. De la présence, de la bienveillance. Et je suis là.

Puis il sort un papier de sa poche, l’observe avant de se lever calmement. J’arrive à lire « Pour Gaston, ton Papa ».
Gaston déplie la missive.
L’air de la nuit est apaisant, il flotte une légère odeur de jasmin. Tout est calme.
Je sens Gaston se diriger vers le trottoir nord, celui qui donne en face de chez le dernier cordonnier de la ville. Il se hisse sur le petit rebord, délicatement, avance de trois pas bien mesurés, s’arrête puis s’oriente vers le centre du passage pavé, à hauteur de la rigole centrale. Je connais bien ce recoin. Il y a souvent un matou roux qui s’installe à cet endroit.

Gaston s’agenouille posément et je sens son doigt qui glisse délicatement sur mes pavés. Il compte de sa voix grave jusqu’à huit puis son index reste appuyé sur une pierre.
Il gratte la terre tout autour. Je commence à me souvenir aussi.
La lame de son opinel s’enfonce un peu plus dans la terre sablonneuse qui accueille le pavé. La main de Gaston agrippe la pierre, tire et voilà qu’émerge l’espace creux du réceptacle.
Moi je sais ce qu’il y a au fond de ce trou. J’avais oublié et n’avais fait aucun lien mais maintenant je sais.

Gaston a retrouvé la toute petite boîte métallique avec ces mots magiques. Restés lovés plus de vingt ans sous ce pavé.
Ces mots et ces petits objets qui contiennent une force qui pourra se diffuser pour le reste de ses jours, un amour inconditionnel.
Avec ce trésor dans la paume de la main, Gaston se revoit à l’âge de huit ans aux côtés de son père.

Cette après-midi là, ils avaient tous les deux vécu dans la même histoire, s’étaient avancés dans l’espace-temps sur le même tempo, avait échangé sur la même vibration. Père et fils avait scellé leur lien indestructible par ce rituel dont eux seuls avaient le code. Ecrit noir sur blanc sur ce petit bout de feuille que Gaston a reçu du notaire. Son père avait veillé à ce que tout lui soit bien transmis.

Et maintenant tremblaient dans sa main les vestiges de cet instant partagé. Deux pierres qui s’emboitent trouvées lors de leur promenade le long du chemin de fer, un dessin d’oiseau musical tracé avec de la cendre et ces mots écrits dans des éclats de rire « Gaston et Pierrot, Pierrot et Gaston». Pierrot qui pour un instant était descendu de sa lune pour lui jouer sa musique.

Assis au coeur de la rue, Gaston réalise que nous traversons si souvent des tranches de vie dans l’insouciance totale. Elles se révèlent bien plus tard d’une puissance et d’une richesse éblouissante.

Je garde Gaston près de moi toute la nuit. En communion. Un moment hors du temps, presque romantique, corps contre corps sous les yeux des étoiles. Le tableau de la lune accroché en arrière fond.

Au petit matin, Gaston part se coucher pendant que des ouvriers municipaux posent des panneaux de signalisation.
La circulation ne sera pas possible pendant une semaine. Travaux de réfection. Condamnation du passage.
Les riverains se sont organisés.
Je comprends mieux pourquoi il n’y a aucun véhicule depuis quelques temps. C’est tellement agréable.
Je ne me remets toujours pas de la nuit avec Gaston.
J’ai le temps de savourer la caresse du vent, d’écouter le moineau, de sentir, d’aller au coeur des choses. Quelle chance.
Je connais les émotions. Je suis presqu’humaine il me semble. Si l’on veut bien passer outre l’apparence.

Mais tout à coup, j’ai mal, très très mal. On me déchiquette, on me lacère. L’acier de la pelleteuse n’a aucune pitié.
Le marteau piqueur me fait éclater de toute part. Je suffoque.
Et cela n’a pas de fin.
Ma peau est en lambeau, ma chair est à vif.
Mes organes se mélangent, le gravillon dégouline, les pavés hurlent.

Mon squelette est démantelé. Bientôt il ne restera plus rien. Plus rien.
A midi, c’en est fini de moi. Je suis morte.

La ville continue à s’activer. Les gens respirent.
Je suis redevenue poussière et personne ne se demande ce qui a pu tenir entre les trois lettres de mon prénom. « Sel ». Je m’appelais la rue du Sel.

Mais quelque part un homme au regard sombre raconte cela : « Si tu pleures à hauteur de l’ancienne rue du Sel, tu verras que tes larmes pourront devenir sucrées ».