Le mendiant du regard de Thalsa-Thiziri MEKAOUCHE

Prix Catégorie Ado – Concours de nouvelles 2018

 

Les aléas de la vie sont ce qu’ils sont. Souvent cruels, toujours imprévisibles.

Il m’est arrivé ce qui arrive à de nombreuses personnes. J’ai mal démarré dans la vie, une sorte de faux départ, les grecs et les romains pensaient que leurs dieux avaient deux jarres, l’une remplie d’évènements heureux, l’autre d’évènements malheureux.

Disons simplement que dans la roulette de la vie, je n’ai pas eu beaucoup de chance, voilà tout. Puis les erreurs se sont succédé et petit à petit, rejeté de tous. Je suis devenu ce que redoute tout être humain que ce soit consciemment ou inconsciemment, personne.

Mais les raisons importent peu. Ce qui compte c’est l’histoire que je vais vous raconter. Celle d’un regard, le vôtre.

La ville est un désert d’asphalte peuplée de millions de personnes, toutes inconnues, toutes seules.

Comment peut-on être si seul au milieu de tant de personnes. C’est la question que je me pose toujours.

 

Assis sur un vieux carton crasseux, un accordéon dans les mains, je regarde la vie de gens pressés se dérouler. Depuis longtemps ce spectacle est devenu habituel. C’est comme assister à un film en noir et blanc, un monde flou et sourd aux suppliques de ceux qu’il a perdus en route. Jouer de la musique c’est mon travail. D’autres s’engoncent dans des costumes et tapent sur des machines du matin au soir, un gadget scotché à l’oreille. Moi je fais de la musique, c’est le seul moyen d’attirer de l’attention.

Personne ne s’attarde. On ne regarde pas un vieux à la barbe blanche et hirsute. Un homme en guenilles, un homme qui lui, vous regarde. Mais on écoute. On écoute la mélodie des malheurs et des bonheurs d’une vie.

Dans cette mer de béton, les badauds passent toujours, comme le roulis des vagues, ils viennent, partent, virevoltent et vivent. C’est un ballet infernal et continu. Parmi eux, je ne suis qu’un homme dans la multitude. Non, moins que ça, je fais partie du paysage.

Alors j’ai une question pour ceux-là, pour ceux qui ne nous voient pas. N’existons-nous pas à vos yeux.

Je suis invisible. On ne voit ni n’entend les fantômes d’une ville. Les adultes m’ignorent, les enfants s’interrogent :

« Pourquoi ce vieil homme est-il seul maman ? Il n’a pas de famille ? Pas de papa, pas de maman ? Maman, pourquoi tu ne le regardes pas ? »

Les enfants sont des êtres miraculeux, curieux de tout. Ils voient le monde tel qu’on leur donne. Alors cet enfant sur le trottoir avec sa mère ne comprend pas. Il ne comprend pas pourquoi elle tire si fort sur sa manche en détournant les yeux. Sa mère si douce, si tendre habituellement, lui paraît brusque et en colère.

Savez-vous pourquoi elle ne me regarde pas dans les yeux comme elle ferait, tout à fait normalement, avec son voisin, son boulanger ou encore la vieille dame qui se promène tous les jours devant sa maison le matin.

Pour la simple et bonne raison qu’elle a peur.

On dit que les yeux sont un miroir de l’âme. Quand elle regarde, son enfant aux yeux si grands, elle ne voit qu’innocence, naïveté. Quand elle me regarde, moi, le vagabond à l’accordéon, elle entraperçoit le monde dont elle nie l’existence.

Alors que faire de son ignorance, pleurer, hurler ? Non.

Je souris. A tout le monde, aux vieux, aux femmes, aux hommes, aux enfants et aux oubliés comme moi.

Ça ne me coûte rien. Et peut-être qu’une personne, qu’importe qu’il n’y en ait qu’une sur cent ou même sur mille, me rendra mon sourire et me regardera.

Regarder quelqu’un, pas seulement le voir, mais le regarder. C’est le faire exister.

En me refusant ce regard, on m’interdit de vivre, d’exister. Ainsi, vous qui m’écoutez, maintenant que vous connaissez l’importance d’un regard, le trésor qu’est un sourire, je vous pose une question :

Allez-vous me regarder ? Car si je n’existe pas pour les autres, j’existerai pour vous, et alors, vous et moi serons les deux seuls êtres humains de cette ville à se regarder, vraiment.