Effet tunnel de Floréal DANIEL

Prix Coup de Coeur du jury – Concours de nouvelles 2018

 

L’effet tunnel désigne la propriété que possède un
objet de franchir une barrière de potentiel même si
son énergie est inférieure à l’énergie minimale
requise pour franchir cette barrière.

 

 

A sa troisième bière, Roger s’était mis à parler plus fort, comme s’il avait peur qu’on ne puisse pas profiter de chaque détail de sa leçon de philo à fort taux de houblon fermenté. C’était toujours la même histoire qui se répétait et nous, comme des gamins qui exigent qu’on leur raconte inlassablement la même fable, on en redemandait. On n’avait pas grand-chose à faire pour ça. Ces après-midi où on voulait rigoler un peu, il nous suffisait d’aller au Monoprix de la rue de Ménilmontant acheter un pack de Kro ou deux, de s’installer bien à l’abri dans les terrains vagues autour de la gare désaffectée et de laisser Roger se servir. On n’avait pas longtemps à attendre vu que, question alcool, il ne tenait pas la distance. Dès qu’il commençait à se désinhiber, son enveloppe de timide se déchirait et son moi profond, le Roger hargneux qu’on aimait tant, émergeait du fond de son cerveau primitif où, impatient et combatif, il n’attendait que le signal de la délivrance pour nous asséner ses quatre vérités sur ce « monde de merde ». Après quoi, il nous racontait une vie idéale et imaginaire où sa mère cueillait des fleurs dans un parc pendant que son père sirotait des whiskies au bord d’une piscine. Un monde où nous, ses connards de potes, n’avions pas notre place. Roger, dans ces moments-là, on l’adorait.
Lui, Momo et moi, on se connaissait depuis le primaire. Ensemble, on avait raté les années de collège et, dans la foulée, quelques mois de BEP électrotechnique avaient suffi à nous décourager. Ça crée des liens. D’incertitudes en désœuvrements, on s’était retrouvés à passer les journées dehors avec d’autres naufragés comme nous. On vivait au présent notre vie à durée indéterminée. La suite, on n’essayait même pas de l’imaginer. On profitait d’une suite d’instants, tous identiques.
Notre rue était singulièrement coupée en deux tronçons inégaux par une voie de chemin de fer qu’un pont enjambait. De notre côté du pont, le cul de sac où se trouvait notre immeuble était barré par de hautes grilles derrière lesquelles les voies de la Petite Ceinture, depuis longtemps abandonnées, se couvraient au printemps d’herbes et de fleurs des champs. Le pont était notre Finistère. Au-delà, la rue reprenait un cours normal de voie parisienne, un peu sinueuse, bordée de ces immeubles à l’enduit écaillé et de ces hôtels meublés des quartiers populaires du vingtième arrondissement. C’était l’époque où des plaques émaillées mentionnaient encore que certains immeubles avaient accédé aux privilèges du confort moderne puisqu’ils étaient aptes à distribuer l’eau et le gaz à tous les étages. La rue, dans notre quartier et pour la plupart des gens de l’époque, c’était celle des clodos, des putes et des voyous. L’honnête homme ne trainait pas sur le bitume. De son fauteuil-télé à l’établi de l’usine, il godillait entre les deux tanières où il se sentait à l’abri. Au-delà de tout, ce qui lui faisait peur à l’honnête homme, c’est de s’y retrouver, à la rue.
Tous les trottoirs du quartier, Roger les avait bien arpentés avec nous pendant des mois. Des années même, si on compte bien. Il en avait même parcourus bien d’autres à la campagne, chez sa grand-mère, là où les sentiers, les routes et les chemins rêvent de mériter un jour, le nom de rue, voire d’avenue pour les plus ambitieux. Qu’importe le type, la rue, c’est l’endroit où on traîne sans savoir où aller.
La mère de Roger, à l’époque où elle était encore en état d’interdire, lui défendait de « vagabonder » – c’était le mot qu’elle employait souvent, une expression rustique qui charriait son parfum de terroir. Elle parlait aussi du «sirop de rue» comme d’une drogue. Avec raison car c’est dans cette zone de passage, dans ce lieu de toutes les confrontations, des affrontements et des mauvaises rencontres que Roger avait contracté cette addiction à l’aventure, à l’imprévu, aux impondérables. Pour sa mère, la rue n’aurait jamais dû être autre chose qu’un trait d’union entre la maison et l’école. Mais pour lui, au contraire, elle représentait le vrai monde, un espace libre entre deux boîtes de conserve. Comme disait Roger quand il avait picolé un peu, l’école n’avait d’autre but que de nous calibrer. Ceux qui ne répondaient pas aux normes de la fabrication de série du citoyen modèle, étaient éjectés dans des sous productions low-cost. Ils appelaient ça : cycles de « fin d’études » ou formations pro. Bref, ceux qui supportaient le mieux la contrainte en bocal finissaient en tête de gondole. Les divergents, les singuliers, les hors norme, comme nous, étaient mis au rebut. Normal.
Un jour de mai qui ressemblait à tous les autres, Roger en entamant sa cinquième bibine avait fini par s’assoir, découragé, sur une borne en pierre. Pendant qu’il reprenait son souffle, Martine nous exhortait à le raccompagner chez lui en nous traitant de « gros débiles ». On ne la connaissait que depuis quelques mois, depuis le jour où elle avait accompagné son frère Momo. C’était une petite rouquine, un peu boulotte qui semblait s’être donné pour rôle, dans la bande, de nous faire la morale à tout bout de champ. Elle s’était agrégée à notre groupe un peu pour accompagner son frangin et beaucoup parce qu’elle en pinçait pour Roger qui était, du reste, le seul à ne pas s’en rendre compte. Quand, dans nos jeux, son pauvre chéri se faisait charrier, elle montrait les dents. Elle savait par expérience qu’en le poussant à continuer à picoler, il finirait par rentrer chez lui, laminé. Plus il était pitoyable plus elle s’attendrissait. Tout bien considéré, en le poussant à la picole, il fallait admettre que Roger nous devait les prémices de sa vie sentimentale. Lorsqu’hébété et muet, il n’était plus en état de tenir debout sans assistance, il fallait le soutenir jusqu’à son immeuble. L’un de nous actionnait la sonnette et on le laissait là, comme on abandonne un nouveau-né devant le portail d’un orphelinat. Nous, on disparaissait vite fait dans le passage d’Eupatoria d’où on guettait la suite des évènements. La mère – elle s’appelait Odette – se penchait par la fenêtre du premier. En voyant son rejeton, titubant et les joues rouges, elle baissait les yeux comme pour mieux encaisser la honte et la peine qu’il lui causait. Elle supportait la situation comme un mal nécessaire. Je ne sais qui lui avait mis en tête cette idée – n’importe quel paumé de l’existence en aurait démontré l’absurdité – que toute peine est, un jour ou l’autre, récompensée et que celle d’aujourd’hui devait être considérée comme un à valoir sur sa part future de jours heureux.
Elle accueillait donc son Roger dans une atmosphère lourde de reproches mais sans un mot. Pourtant, il faut bien le reconnaître, des raisons de se plaindre, elle n’en avait jamais manqué. Jacques, son mari, ouvrier à la chaîne chez Simca s’était tué à la tâche. Au sens premier du terme. A quarante ans, après mille boulots de peine, sa rencontre avec Odette avait été une sorte de miracle. Elle avait vingt ans de moins que lui. Pas même majeure, elle avait quitté ses parents, la ferme et sa Creuse natale pour faire, à la capitale, une carrière prometteuse de bonne à tout faire. Pour Odette et son mari, cette rencontre considérable de deux errances avait inauguré la période des jours heureux. Ils avaient abandonné la chambre de l’hôtel meublé de la rue Vilin pour investir dans un petit deux pièces. Peu après, Roger était né. Jacques avait décroché un travail stable à l’usine. Pourtant, malgré cette atmosphère de confiance, on ne pouvait que constater que année après année, mois après mois, il s’épuisait. Comme si son corps habitué à résister au pire avait relâché toute tension. Jacques était autant fait pour la félicité qu’un poisson pour vivre allongé sur l’herbe du jardin. Un soir comme les autres, il s’était couché et ne s’était pas réveillé. C’est « rare chez un homme de cet âge » avait dit le médecin. La vie l’avait précocement « cramé ». C’est ainsi que Roger traduisait le diagnostic du toubib. Notre pote n’avait pas pleuré, comme s’il ne comprenait ni la situation ni ce que sa mère allait devoir surmonter. Ou peut-être était-il parfaitement lucide et que conscient qu’une sorte d’abandon avait causé la mort de son père, il se refusait à faire la même connerie. Il se retenait, donc. Odette avait assuré, il fallait bien le reconnaître, pleine de l’espoir qu’au bout du bout, à toute peine sa compensation, son rejeton s’en sortirait et elle avec lui.
Après toutes ces années, même si à l’école Roger n’avait pas fait sa part du contrat, elle y croyait encore, même quand il rentrait, honteusement parfumé à la bière – comme c’était le cas ce soir-là – dans un état intermédiaire entre l’excitation et la fatigue, et qu’il lui marmonnait difficilement à travers les vapeurs de son haleine de pochard « Je vais au pieu, m’man… On parle demain… ».
La hantise de sa mère, c’était que son fils chéri, la chair de sa chair, devienne un pilier de bar vu que l’étape intermédiaire entre la rue et la maison, c’est le bistrot. Les comptoirs poisseux où on s’enfilait des ballons à longueur de journée en gueulant contre tout ce qui n’allait pas. Comme rien n’allait, raison pour laquelle on avait atterri dans ce rade pourri, la démonstration était toujours imparable.
Depuis plusieurs semaines, la télé montrait en noir et blanc les images d’émeutes, de rues dépavées, de grilles d’arbres arrachées dans des rues enfumées par les cocktails Molotov. Les informations nous donnaient à vivre le fracas des batailles rangées entre des hommes en noir casqués et armés et des jeunes dont Martine avait fait siennes leurs revendications sans véritablement les comprendre. Elle ne percevait que le romantisme de l’épopée et la surface des choses : quelques slogans, Dany le rouge, de Gaule et sa « chienlit »,… Martine avait décidé Roger à aller voir «en vrai» les manifestations les plus concrètes de la situation. A dix- sept ans passés, il en était encore à demander la permission de s’éloigner du quartier. Avec l’aide de Martine, il l’avait obtenu d’autant plus facilement que sa mère voyait en la jeune fille une aide, un soutient dans la tâche, qu’elle assumait de moins en moins, d’élever« comme il faut » son rejeton bien aimé.

Après avoir acquiescé à l’avalanche de recommandations de prudence, c’est à pied que Roger et Martine avaient traversé Paris jusqu’à la rive gauche. En deux heures, ils avaient parcouru d’autres quartiers, clopiné dans d’autres rues et découvert des univers plus chics. Les vitrines de magasins – rien à voir avec celle de l’épicier italien de notre quartier, ni du marchand de vin où on faisait remplir nos bouteilles vides avec un vin aigre – ils avaient croisé des femmes élégantes, des hommes à chapeau et pardessus de notaires et puis, de plus en plus nombreux, à mesure qu’on s’approchait du quartier des universités, des CRS en tenue. Sur le boulevard St Germain, tout paraissait si calme, en comparaison avec le cataclysme annoncé. Seuls témoignaient de cette agitation dont on parlait tant, les grilles d’arbres arrachées, quelques voitures abîmées. Martine disait ressentir une « tension » qui probablement n’était que l’effet d’une autosuggestion. Roger ne prêtait aucune attention à ces stigmates de guerre urbaine. Il se considérait touriste, déambulant dans une ville inconnue et exotique, les quartiers haussmanniens traversés par des rues dépavées, éventrées, comme des cicatrices sur un visage d’ange. Et comme des vigies bienveillantes, les tours de Notre Dame surplombant les quais et la Seine. Cette perception distanciée le rapprochait de Martine parce que tout l’étonnait et qu’il avait besoin de partager son étonnement. Ils entrèrent dans un café où des étudiants tout en parka et barbes fournies réorganisaient un nouveau monde. Contre quoi se révoltaient-ils, ces jeunes si dissemblables de ses potes de tous les jours? Roger décelait en eux une légèreté, une envie qui avait disparu chez nous. Et il en avait conçu la conviction – mieux, la révélation
– que son véritable univers à lui ne pouvait se trouver qu’en cet endroit précis, au centre de Paris avec ces chevelus utopiques et exaltés qui parlaient si bien et non à siroter des canettes bon marché dans un terrain vague avec Momo et les autres.
Au cours des semaines qui suivirent, on l’avait vu s’efforcer d’employer avec nous un vocabulaire emprunté à ces étudiants qu’il s’était mis à fréquenter. Car Martine et lui avaient été pour ainsi dire adoptés par ces émeutiers de la rive gauche qui avaient fait de ce couple improbable l’archétype du lumpenprolétariat, de l’exclusion et de la misère générée par « le système ». Où l’on voit que par nécessité de simplifier, chaque milieu façonne comme il peut ses propres caricatures. Notre Roger, devenu malgré lui une figure symbolique de l’exclusion venait moins souvent nous rejoindre derrière la gare. Il se donnait des airs d’intello, s’était mis à fumer une courte pipe et, entre deux bouffées d’Amsterdamer, nous expliquait la cause à défendre et les avenirs radieux dans son nouveau langage à base de « je n’en disconviens pas… » et de « toutes choses égales par ailleurs… ». Il nous parlait de liberté et du poids de la société. Nous, la liberté on ne la revendiquait pas vu qu’on l’avait déjà. Sans patrons, ni maitres, on attendait que ça se passe, sans contraintes et la Gauloise au bec. Même les plus futés d’entre nous n’avaient pas conscience que notre liberté était celle d’une bille de plomb au fond d’un bol. C’est la pesanteur de la vie qui nous avait figés là, immobiles et transis. Où aurions-nous puisé l’énergie nécessaire pour y échapper. Roger avait bénéficié de la force de deux femmes.
Roger et sa mère avaient profité de l’été pour déménager. Par Martine, nous avons su qu’ils étaient partis vivre dans un bled paumé du côté de Guéret, dans la Creuse. Quelques années plus tard, Momo, qui, de boîtes d’intérim en CDD, avait fait son chemin comme électricien – contrairement aux prédictions de M. Ziegler, notre prof de techno, il avait enfin appris, sur le motif, à faire des épissures correctes – nous a appris que sa sœur avait rejoint Roger dans sa campagne et qu’ils s’étaient mariés. Notre Roger à nous, qui tenait si mal la chopine, avait dû terriblement enrichir sa dialectique et son vocabulaire politique car il était devenu assez vite conseiller municipal, puis maire de sa commune. Avec l’aide de Martine, il avait monté une affaire prospère d’installation de vérandas. Elle tenait la comptabilité. Le traîne-savates s’était métamorphosé en notable.
Au cours du mois de mai 1968, en passant de la rue de Ménilmontant au quartier latin, Roger avait eu droit à son effet tunnel.