1er prix – Concours de nouvelles 2018
Georges Martinet
7 rue Papon
44845 Calade-le-pont
Objet : Réattribution du nom de la rue Papon
Madame Fontaneau,
Veuillez par la présente prendre acte de ma demande de réattribution du nom de la rue Papon en rue Darwin.
En effet, étant un grand passionné de biologie, je trouve parfaitement déplacé que le Muséum d’Histoire Naturelle de la ville ne soit pas bordé par une rue au nom d’un des plus illustres scientifiques de l’histoire et qui plus est du père de la théorie de l’évolution. Sans parler du passé sulfureux de M. Papon…
De plus, vous n’êtes sans doute pas sans savoir que, l’année prochaine, nous fêterons le 200è anniversaire de la naissance de Charles Darwin. Cela me semble être une occasion toute trouvée pour lui rendre un hommage qu’il mérite largement. Il serait d’ailleurs judicieux d’entrer en contact avec la société des Naturalistes de la ville qui prépare justement diverses manifestations pour célébrer l’évènement.
Dans l’attente de votre réponse, veuillez agréer, Madame la maire, mes respectueuses salutations.
Georges Martinet
Quelques mois plus tard…
Le 16 novembre 2008, comme une fois tous les 2 mois environ, le conseil municipal se réunit dans la mairie pour prendre différentes décisions à la portée locale. Les divers points à l’ordre du jour sont traités les uns après les autres jusqu’à arriver au dernier d’entre eux : la demande de Georges Martinet.
Maria Fontaneau, maire de la ville, découvre alors ce dernier point et n’a aucune idée de ce dont il s’agit. En effet, son assistant, ne lui communique que les points nécessitant une réflexion en amont et il n’avait alors pas jugé utile de l’évoquer dans une période déjà relativement chargée pour la mairie.
Il ne faut pas longtemps à Mme Fontaneau pour imaginer la scène qu’elle va devoir supporter. Elle reconnaît quelques têtes dans l’assemblée qui ne sont pas toujours là mais qui ont manifestement eu connaissance de la requête de Georges Martinet. C’est à chaque fois la même chose pour ce type de demande, le conseil va vivre un débat parfois houleux, toujours engagé, exagéré et assurément digressif !
Et effectivement, ça ne traîne, Mme Fontaneau fait une lecture rapide du courrier de Georges Martinet avant de se tourner vers le fond de la salle pour lui donner la parole.
– M. Martinet, avez-vous quelque chose à ajouter ? demande Mme Fontaneau.
– Rien à ajouter madame la maire, tout est là. Et je dois vous avouer que depuis l’envoi du courrier, ma requête me paraît de plus en plus légitime, s’enthousiasme Georges Martinet.
Georges Martinet est depuis longtemps une véritable figure du quartier dans lequel se situe le Muséum d’Histoire Naturelle, sa personnalité excentrique est connue de l’ensemble des commerçants et habitants des rues alentour. Son extravagance tient pour beaucoup au fait qu’il n’hésite jamais à engager la conversation avec quiconque croise sa route et lui inspire une remarque, une question, un agacement. Parfois pris pour un fou, il ne fait guère cas de l’opinion de ses interlocuteurs ! Fou, il ne l’est sans doute pas, ou pas totalement, mais c’est quelqu’un d’assez mystérieux, bien peu de personnes seraient en mesure de parler de son passé ou même de son quotidien.
Très vite la salle du conseil, après une bonne heure de léthargie, reprend vie. Et c’est sans surprise que M. de Sèvre lève son index gauche et, adoptant le ton légèrement pédant qu’on lui connaît et qu’on aurait envie de lui reprocher mais qui lui sied si bien, s’exclame :
– Ah ça Darwin, au moins, ça ne va pas à l’encontre de l’article 7, alinéa 3.2, stipulant qu’une rue ne peut pas prendre le nom d’une personne décédée depuis moins de 5 ans.
– Oh vous savez, aujourd’hui on voit tellement de dérogations, s’écrie Mme Meurceau, toujours prête à ronchonner. Je me souviens encore d’avoir lu la semaine dernière qu’on avait accepté qu’une rue soit renommée rue Florence Arthaud. Vous croyez vraiment que ça fait 5 ans M. de Sèvre ? Je vais vous dire combien de temps ça fait moi, c’était en mars 2015, soit à peine 3 ans. Quelle terrible histoire ce tournage de Dropped ! Qui eut cru que ce serait possible ? Non mais franchement imaginez…
– Merci Mme Meurceau, on a effectivement tous été très touchés par cette histoire mais je ne crois pas que ça soit l’objet de cette discussion, la coupe Mme Fontaneau.
– Moi ce que j’en dis, c’est qu’on a encore à faire à une lubie d’un des habitants du quartier et pas du plus sensé d’entre eux si je puis me permettre, intervient Bastien Clairvoie, habitué à devoir se plier de telles excentricités dans le cadre de ses fonctions d’employé de la mairie. Qu’est-ce qui nous dit que, dans 6 mois, M. Martinet – ou l’un de ses voisins d’ailleurs ! – ne va pas revenir sur sa requête et nous demander de renommer une fois de plus cette fameuse rue d’un autre nom selon ses humeurs du jour ?
Dans tous les coins de la salle du conseil, par petits groupes, des discussions se forment alors spontanément. Tout le monde semble avoir son mot à dire dans cette affaire !
– S’il vous plaît, mesdames, messieurs, s’exclame Mme Fontaneau, la séance doit continuer. Quelqu’un voit-il une objection légitime pour s’opposer à cette demande ?
– Je n’en reviens pas, s’étouffe M. Touret, la personne la plus conservatrice de l’assemblée. M. Martinet se réveille un beau matin avec une idée saugrenue en tête et voilà que nous perdons notre temps à en discuter, que Bastien va devoir passer trois jours à changer les plaques de nom de rue, payées par le contribuable soit dit en passant et qu’il va falloir faire toutes les procédures administratives pour changer les adresses là où c’est nécessaire.
– Trois jours ?! s’indigne Bastien Clairvoie. Vous ne semblez pas me considérer très efficace !
Un silence se fait alors dans la salle du conseil, tout le monde étant probablement en train d’essayer d’imaginer les différentes étapes nécessaires à l’employé de la mairie pour changer les plaques de nom de rue. Ou de convoquer les différentes images de l’employé en plein labeur pour jauger son efficacité. Quand soudain, Mme Meurceau s’écrie :
– Doux Jésus ! Parmi toutes mes amies, j’en ai au moins sept qui m’envoient régulièrement des cartes postales depuis les quatre coins du monde. Comment être sûre qu’elles ne vont pas s’égarer si on change le nom de la rue ? Sans compter le calendrier des pompiers que je reçois chaque année depuis 1997 dans la boîte aux lettres ! C’est catastrophique, combien d’années vais-je mettre pour modifier mon adresse partout où c’est nécessaire ?
– Et pour mes statistiques ? s’enquiert Mme Le Corna, l’une des grandes sportives du quartier qu’il n’est pas rare de croiser dans son legging rose et t-shirt bleu arborant fièrement “Finsher – Marathon de Paris”. Je passe dans cette rue tous les mardi et vendredi, Google Maps va-t-il être rapidement être au courant du changement ? Comment va réagir le GPS de ma montre connectée ?
– Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Je n’y comprend pas un traître mot… maugrée M. Touret. Qui est ce Google Maps ? Qui pourrait bien appeler son enfant Google ? Un nom c’est un nom mais un prénom on le choisit tout de même ! Oh ne me dites rien, je parierai que c’est un Américain. Ah ces Américains…
– Il s’agit d’un site web faisant office de carte IGN en ligne si vous voulez M. Touret.
C’est incontournable de nos jours, ne peut s’empêcher de professer M. de Sèvre.
La délibération est clairement en train de s’enliser dans des considérations peu constructives et, malheureusement pour la maire Fontaneau, qui est assez peu intéressée par ce débat, ce n’est pas fini. Tout y est passé, M. Touret remet évidemment la guerre sur le tapis, “Ah ça, en temps de guerre, on avait pas le temps pour de telles considérations. Le général aurait balayé une requête comme ça comme on chasse une mouche qui nous embête !”, Mme Meurceau juge utile de lire une de ses fameuses cartes postales, M. de Sèvre trouve au moins trois occasions de citer le code civil et deux opportunités de raconter un évènement historique et enfin l’assemblée a le droit à un palmarès très détaillé des dernières courses de Mme Le Corna.
Mais dans tout cela, personne n’a réellement de raison valable pour s’opposer à la demande de Georges Martinet, alors, minuit approchant, tout le monde commence à fatiguer. Mme Fontaneau, sentant la lassitude générale et aiguisant ses arguments depuis quelques minutes déjà, reprend la parole pour tenter de clôturer ce débat et prendre une décision.
– Cher conseil, il est temps d’arriver à un consensus, je pense que la question – et bien d’autres…- a été largement débattue. Bastien, dit-elle en se tournant vers le membre de son équipe présent dans la salle, selon vous, quelle est la charge de travail pour la Mairie représentée par ce changement de nom ?
– Oh, ce n’est pas la mer à boire, je dirai deux heures pour moi le temps de changer les quatre plaques de nom de rue et environ quatre heures pour Linda, la personne de l’administration en charge de ces questions, pour répercuter ce changement auprès des différents services concernés.
– Bien, statue Mme Fontaneau, ce n’est donc pas si compliqué. De même pour vous Mme Meurceau, et j’y vois même une belle occasion de rendre la pareille à vos amies voyageuses. Vous pourriez leur envoyer une carte postale mentionnant votre tout récent changement d’adresse.
– Oh quelle belle idée ! s’enthousiasme Mme Meurceau. Je pourrai prendre une carte postale de l’église Saint-Dominique pour Irène, elle qui aime tant les messes qui y sont célébrées. Ceci dit, j’espère qu’elle ne se formalisera pas trop à l’idée de ce nouveau nom de rue. Je ne suis pas certaine qu’une fervente catholique comme elle soit très proche de le théorie de l’évolution. C’est vrai enfin, comment pouvons-nous imaginer nous ayons été des singes par le passé ? D’ailleurs je n’y comprends rien à cette histoire, un beau jour une guenon a accouché d’un humain, c’est ça l’histoire ? J’aurais plus tendance à croire la version du jardin d’Eden à choisir. Je ne vois…
– Entendez-vous ça ? rugit M. de Sèvre, rouge écarlate. C’est la description de cette merveille qu’est la théorie de l’évolution la plus naïve et erronée que je n’ai jamais entendu !
– Un peu de calme M. de Sèvre, vous prendrez le temps d’expliquer tout cela à Mme Meurceau mais une autre fois s’il vous plaît, tempère Mme Fontaneau. M. Touret, vous qui avez les idées assez carrées si je puis me permettre – ne vous méprenez pas, j’y vois là une qualité – ne trouvez vous pas judicieuse la demande M. Martinet d’avoir une rue Darwin collée au Muséum d’Histoire Naturelle ? J’imagine que cela doit particulièrement satisfaire votre goût pour la justesse et la logique non ?
– Ma foi, c’est vrai que cela a un certain sens, admet M. Touret. Je ne suis pas contre essayer un peu ce concept avec cette rue et si ça se révèle être une si bonne idée, nous pourrons réfléchir à quelques autres changements.
Evidemment cette dernière remarque ne plaît pas particulièrement à Mme Fontaneau qui se fustige intérieurement de ne pas avoir pensé à une telle dérive quand elle a tenté d’amadouer M. Touret avec cet argument. Plutôt mourir que de revivre une soirée comme celle-là plusieurs fois dans les années à venir ! La seule échappatoire qu’elle peut imaginer est de rebondir rapidement et mettre un point final à ce débat en obtenant l’approbation de Mme Le Corna.
– Quant à vous Mme Le Corna, vous pourriez légèrement modifier votre itinéraire du mardi et vendredi en passant par la rue bordant l’autre côté du muséum, vous profiteriez ainsi de son escalier pour améliorer encore, si c’est possible, votre condition physique. N’avez-vous pas prochainement une course avec un peu de dénivelé ? hasarde Mme Fontaneau.
– Comment avez-vous deviné ? s’enquiert Mme Le Corna, éberluée. Je suis justement inscrite au prochain Paris-Versailles et sa terrible ascension de la côte de Meudon. C’est bien plus que quelques marches qu’il va me falloir pour m’entraîner mais ce sera un bon début !
– Parfait dit Mme Fontaneau, soulagée. J’ai bien l’impression que l’assemblée entière est convaincue par cette bonne initiative de M. Martinet. Nous allons procéder au vote. Si quelqu’un est contre cette idée, qu’il lève la main ?
A la satisfaction de Georges Martinet qui voyait sa victoire se dessiner, aucune main n’apparaît au-dessus des têtes.
– Quelqu’un souhaite-t-il s’abstenir ? reprend Mme Fontaneau.
Comme la maire s’y attendait, une main s’élève tranquillement, celle de M. Touret.
– Je ne suis pas fondamentalement contre, mais je veux signifier par cette abstention que je ne suis pas non plus convaincu à 100%, explique M. Touret.
– Parfait, c’est donc validé, par ce vote, la rue Papon devient désormais la rue Darwin, claironne Mme Fontaneau, ravie d’en terminer avec cette histoire. Comme suggéré par M. Martinet, l’inauguration du nouveau nom de rue aura lieu en marge des festivités pour le 200è anniversaire de la naissance de Charles Darwin dans quelques mois.
En rentrant de la célébration ayant vue la rue Papon devenir rue Darwin…
Georges Martinet s’affale dans le canapé, épuisé par cette journée clôturant enfin son combat lancé quelques mois plus tôt. Au bout d’un moment, il se relève et se dirige vers la cuisine où il prend une boîte de pâtée pour chat dans le frigo.
– Darwin ! Darwin ! Par ici sac à puces ! Pas de croquettes pour toi ce soir, c’est un grand jour. Je te l’avais dit, et c’est maintenant chose faite, notre rue porte ton nom !
Georges Martinet part alors d’un grand éclat de rire et caresse affectueusement Darwin qui émet un ronronnement particulièrement sonore, sans doute plus alléché par l’odeur de la pâtée que par la nouvelle annoncée par son maître.