Denise Requin : « Qui suis-je, si je ne participe pas ? »

Denise Requin dans la pièce « A tous ceux qui… » (Noëlle Renaude), Compagnie Tripiti – Festival de Théâtre à Oléron 2012 © Vincent MARTIN

En 2012, Laurent Mandeix avait rencontré Denise Requin à Marseille, où se trouve le siège du Tripiti Théâtre.

C’est l’histoire de ses grands-parents, immigrés italiens, qui avaient fait le voyage depuis les faubourgs de Naples pour poser leurs valises à Marseille, dans les années 1900.
Celle de ses parents, modeste famille dont le père, soldat embarqué in extremis de Dunkerque vers le Royaume-Uni en 1940 puis résistant, restera « malade des nerfs » toute sa vie, hanté par le bruit des avions et des bombes pleuvant du ciel. Un papa communiste qui deviendra policier.
C’est l’histoire d’une petite fille qui regardait sa vie comme un film, qui rêvait, alors que ses professeurs ne la voyaient que « rêvasser ».
Quand Denise Requin se raconte, c’est un film que vous regardez, c’est un livre que vous feuilletez. Avec son air de saltimbanque, de diseuse de bonne aventure, elle vous transporte dans la fraîcheur des soirs, sur les pas-de-porte du quartier de son enfance, le Rouet. Ou bien elle vous entraîne dans « l’extraordinaire aventure » de trois heures pour rejoindre chaque été la maison de vacances familiale sur les flancs des collines d’Allauch, en tramway, au départ de la Canebière. Et c’est alors Pagnol et tout Marseille qu’on embrasse à l’entendre se souvenir de l’impressionnant volume de bagages et de provisions emportés pour les deux mois.
De sa voix ténue, elle parle et tout y est : le drame, l’amour, la poésie, l’idéal, la comédie, la fatalité, les coups de théâtre et ceux du destin. Alors votre imagination s’envole, et vous vous projetez dans l’action.

Le CNRS, parce que ce n’est pas loin de chez elle

Enfant, elle voulait être une star, faire de la danse classique, de la musique. Mais ses parents n’en avaient pas les moyens. Elle aimait aussi le commerce. Finalement, ce sera la chimie. Après le bac, il suffit à l’époque de claquer des doigts pour trouver une place. Elle ne veut pas travailler immédiatement : peut-être continuer les études, à Paris, pour devenir professeur. Une amie lui parle du CNRS qui recrute. Quinze jours d’hésitation et la voilà secrétaire à l’Institut de neurophysiologie et de psychophysiologie de Marseille. Parce que ce n’est pas loin de chez elle… Elle y restera 45 ans. 

Denise Requin à Oléron © Vincent MARTIN

Quelques mois après son entrée au CNRS, elle rencontre l’homme de sa vie. C’est son histoire d’amour. Denise Sinapi, ITA, devient la femme de Jean Requin, chercheur, dont elle aura deux enfants. « Les ITA avaient l’impression que je les trahissais et, pour les chercheurs, je restais une technicienne ».

« Le métier de témoin m’a toujours fait horreur »

Tandis que le chercheur Jean Requin parcourt le monde de congrès en conférences, Jean-Jacques Viton, un collègue de bureau poète et écrivain, l’invite dans les cercles de lecture de l’avant-garde littéraire marseillaise, milieu intellectuel et politisé. Des réunions enflammées où elle écoute de la poésie et réfléchit à haute voix à la construction d’un monde meilleur. « On refaisait la Recherche dans l’idéal. On écrivait des textes que l’on distribuait aux gens ».
Là, commence son engagement militant, politique et syndical, au PC et à la CGT. « Au début, je ne voulais pas. Mon père m’avait trop agacée avec sa politique. ». Mais une fois sa décision prise, elle ne fait pas les choses à moitié : « Non seulement je militais au sein de mon entreprise, mais j’étais également secrétaire de section de mon quartier. J’étais aussi secrétaire à la propagande, j’affichais la nuit. J’étais obligée de faire des rapports publics dans de grandes salles de Marseille ». Denise rit, comme si elle évoquait les bêtises d’une adolescente. « Mais c’était passionnant. Je prenais conscience de la nécessité d’agir, de ne pas subir « . Elle cite alors Saint-Exupéry : « Le métier de témoin m’a toujours fait horreur. Qui suis-je, si je ne participe pas ? ». Cette phrase hantera toute sa jeunesse.
Quand les événements de 1968 éclatent, c’est l’apothéose. « On avait tout réquisitionné sur le campus. On organisait des portes ouvertes, on faisait entrer le public tous les jours. On redistribuait les locaux. Les profs n’étaient plus profs ! Des tribuns se succédaient. Des baïonnettes étaient cachées dans les buissons en cas d’attaque par les flics ! ». Denise regrette l’exaltation et l’ardeur des militants d’alors.
À la retraite depuis cinq ans, elle continue de venir tous les jours au 31, rue Joseph-Aiguier, l’adresse du campus et du Comité Local d’Action Sociale (CLAS) du Groupe de Laboratoires de Marseille (GLM), dont elle est la présidente. De 10 heures à 16 heures, elle rejoint Laurence Larroudé, la secrétaire professionnelle du Clas. « Nous réfléchissons ensemble sur des projets à construire ». Ce qui l’intéresse, c’est toujours d’aller de l’avant, de repousser les limites. Ce qu’elle a commencé à faire au CAES dans les années quatre-vingt.

Des stars du jazz programmées au CNRS

C’est l’histoire d’une femme qui découvre le jazz et qui a aussitôt l’idée d’organiser des concerts sur le campus du CNRS. D’abord, avec le concours d’une amie pianiste et d’un journaliste de Jazz Magazine. Puis avec des musiciens de la classe de sa fille au conservatoire. « Je leur ai montré la salle du CNRS. Ils ont été emballés et ils sont venus jouer régulièrement ».
Elle fréquente alors les clubs de Marseille et de ses environs. « Les groupes qui y jouaient venaient ensuite au CNRS. J’avais conclu un partenariat avec un magasin de musique qui, en échange de publicité, nous fournissait des pianos. Pas un sou à débourser ! À l’époque, on pouvait rester toute la nuit au CNRS à écouter du jazz ». Ray Barretto et son orchestre, le pianiste Tommy Flanagan ou le guitariste Tal Farlow joueront dans cette salle destinée aux conférences scientifiques. « Pour ouvrir tous azimuts », elle y programmera de la musique classique, puis expérimentale. Cette histoire s’achève là, car celle du théâtre prend le relais.

Un bébé nommé Tripiti

Denise Requin dans « Cassé » (Rémy De Vos), Compagnie Tripiti – Festival de Théâtre à Oléron 2014 © Vincent MARTIN

Denise et le théâtre, c’est une belle histoire née à la suite d’un drame : le décès brutal de son mari. Un choc qu’elle a voulu transformer en rebond. En vérité, elle avait rencontré le théâtre pour la première fois à l’âge de 10 ans, lors d’un spectacle joué avec les enfants de son quartier. Une série de sketches, qui mêlait danse, théâtre et poésie, interprétés devant les parents et les voisins rassemblés sous les platanes pour profiter de la douceur du soir. Sa première expérience de chef de troupe.
Trente-six ans plus tard, elle crée le Tripiti Théâtre. Le Tripiti, c’est la troupe du CAES. Le nom a été trouvé lors d’un dîner estival auquel assistait la troupe au complet. Tripiti serait une plante ou une racine, un grigri d’Amérique du Sud qui, selon son utilisation, porterait chance ou malheur – rien à voir avec le village archéologique crétois !
Sur le mur de son bureau, elle a accroché les affiches de tous les spectacles de la compagnie. Le Tripiti a formé plus de cent comédiens amateurs du CNRS. L’un d’entre eux a même quitté la recherche pour devenir professionnel.
Aujourd’hui, l’atelier accueille plus de 20 participants et présente un spectacle par an. Depuis sa création, Denise choisit les metteurs en scène, tous professionnels. Raymond Vinciguerra monte actuellement les spectacles de la troupe, dont À tous ceux qui de Noëlle Renaude qui sera joué en juillet lors du prochain Festival Art & Science du CAES organisé à La Vieille Perrotine, le village de vacances du CAES.
Le Tripiti, c’est « le bébé de Denise ». Elle l’a emmené partout où il était possible : dans les salles prestigieuses de la région, au Jeu de Paume à Aix-en-Provence ou encore à l’Odéon, un théâtre marseillais de 900 places qu’elle a rempli deux soirées d’affilée. Mais aussi sur les plateaux de France 3, de TMC. Le bébé est devenu enfant prodige.

Elle se souvient de sa première réplique

Si elle revendique le label « théâtre amateur », elle s’emballe subitement lorsqu’elle ouvre le recueil qui consigne tous les articles de presse sur la compagnie : Elle Magazine, Libération, Le Provençal, etc. Et son regard brille alors de cette étrange flamme qu’ont parfois les acteurs à l’instant du salut.
C’est l’histoire d’une petite femme habillée de sombre qui porte un manteau noir. Sur la plage où nous conversons, elle se souvient de sa première réplique de théâtre. Elle tenait le rôle d’une femme du peuple qui s’avançait vers l’avant-scène et clamait face au public : « Il est permis de rêver  ! ».

 

Article paru dans Le Magazine n°98 en mai 2012.